Bienvenue au Tessin, discrète mais très lucrative «fashion valley» suisse

La multinationale Kering occupe à Sant’Antonino un énorme bâtiment rose. Pas de logo, rien qui indique la nature des marchandises transitant dans cet entrepôt. © Alberto Campi / We Report / 17 décembre 2015

La multinationale Kering occupe à Sant’Antonino un énorme bâtiment rose. Pas de logo, rien qui indique la nature des marchandises transitant dans cet entrepôt. © Alberto Campi / We Report / 17 décembre 2015

 
 

En moins de deux décennies, les griffes mondiales de la mode, Hugo Boss, Armani, Versace, Gucci, ont élu domicile dans le canton italophone, profitant des allégements fiscaux accordés par les autorités. Cette vague a modifié le visage du canton. Le secteur est devenu le premier contribuable du Tessin.

Federico Franchini* et Fabio Lo VERSO Avril 2016

Dans la région de Mendrisio, un chemin étroit relie les entrepôts des plus prestigieuses marques mondiales de mode. Il n’y a pas si longtemps, il était emprunté par les tracteurs des paysans... Ces vingt dernières années, la Haute Couture et les griffes internationales ont transformé le Tessin en une véritable Fashion Valley. Hugo Boss, Armani, Versace, Abercrombie & Fich, Gucci, Timberland, The North Face, etc. ont jeté leur dévolu sur le sud des Alpes pour y établir une ou plusieurs sociétés. Dans les années 1990, la libérale Marina Masoni, à l’époque conseillère d’État tessinoise chargée de l’économie, avait suscité l’arrivée en masse de ces multinationales en mettant en place une série d’allégements fiscaux.
Mais ces firmes n’ont pas choisi le Tessin pour y implanter des lignes de production. Seulement des entrepôts logistiques ou des sociétés de gestion de licences et droits de commercialisation, de fabrication, de propriété industrielle et intellectuelle, ou encore la participation à des filiales étrangères. Pas une seule chemise, jupe ou pantalon n’est fabriquée au Tessin. Sauf chez Consitex, usine du groupe Zegna installée à Stabio depuis la fin des années 1970, la seule qui continue d’exploiter des ateliers de couture. Le bel édifice industriel qu’elle occupe actuellement était autrefois le site d’une fabrique textile locale, l’une des centaines qui ont vu le jour au XXe siècle au Tessin, bénéficiant de la main d’œuvre féminine frontalière bon marché. Depuis, l’industrie textile tessinoise s’est réduite comme peau de chagrin, cédant le pas à la tertiarisation du secteur.
Moteur de cette évolution, les pratiques d’optimisation fiscale de la Fashion Valley tessinoise ont été disséquées par la Déclaration de Berne dans une enquête publiée en janvier dernier *. L’ONG, qui pointe du doigt la «complaisance» des autorités tessinoises, a mis au jour l’étendue de cette «invasion», qui a opéré discrètement malgré la taille des «occupants», des mastodontes qui ne passent généralement pas inaperçus. Tel cet édifice en acier et en verre qui attire le regard dans la zone industrielle de Stabio, à quelques centaines de mètres de l’usine Zegna. C’est le siège pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient de VF Corporation, multinationale made in USA qui contrôle des marques comme Timberland, Vans ou The North Face. Le concept est celui de la west coast étasunienne, avec d’énormes open space, une salle de fitness et des restaurants offrant des menus végétariens pour les employés. Les bureaux affectés au marketing, au design, à la recherche et au développement côtoient les showrooms des marques du groupe.
    En 2009, la multinationale installe d’abord à Stabio la société The North Face, jusqu’alors basée en Italie. Après avoir obtenu d’importantes facilitations fiscales de la municipalité de Stabio, à partir de 2013, elle y crée trois nouvelles Sàrl, puis une quatrième, la VF Holding Sàrl, sous laquelle elle place le contrôle des trois premières. Les actions de VF Holding Sàrl sont, elles, détenues par une société luxembourgeoise, la Timberland Luxembourg Sàrl. Depuis l’arrivée de VF Corporation à Stabio, les recettes fiscales grimpent de 36%, hissant le groupe au premier rang des contribuables de la commune. Or selon l’accord fiscal conclu avec la municipalité — dévoilé en janvier par la Déclaration de Berne — une société du groupe, The North Face, est en contrepartie exonérée de l’impôt cantonal et communal pour une durée de cinq ans. Une durée renouvelable... The North Face, la marque la plus importante du groupe, affiche en 2014 un chiffre d’affaires de 2,3 milliards de dollars. Sans qu’aucun centime ne tombe dans les caisses publiques.
Le Tessin bénéficie d’une excellente position stratégique, près de Milan, capitale de la mode, et de son aéroport international. Et il est, surtout, situé... en Suisse. Où, comme l’a rappelé la Déclaration de Berne, plusieurs entreprises de la mode tombent sous le statut de «sociétés principales», un régime fiscal spécial appliqué à quelque 120 entreprises qui ont établi leur quartier général dans la Confédération. Entreprises qui fabriquent et vendent à l’étranger leurs produits, à travers des intermédiaires ou à travers des sociétés appartenant au même groupe. Sociétés qui, en Suisse, s’acquittent à un taux très favorable de l’impôt sur les bénéfices réalisés à l’étranger.

Au Tessin, on évalue à une douzaine les sociétés bénéficiant de ce statut, la majorité dans le secteur de la mode. à Bellinzone, les autorités fiscales cantonales ne communiquent aucune information sur ces entités. «Dans une très petite réalité comme le Tessin, toute indication chiffrée pourrait favoriser l’identification du contribuable», nous expliquent-elles par écrit. Le Tessin offre un avantage ultérieur aux «sociétés principales». Leur statut peut en effet être combiné avec celui de «société mixte», permettant de payer les impôts sur les bénéfices réalisés à l’étranger avec des taux préférentiels entre 5% et 13%. Des taux très avantageux en comparaison internationale.
Bénéficiant de tous ces avantages fiscaux, les firmes de la mode établies au Tessin génèrent 90 millions de francs d’impôts, pour un chiffre d’affaires d’environ 10 milliards de francs, évalue l’association de catégorie TicinoModa, présidée par... Marina Masoni. Le montant de 90 millions représente un quart des contributions totales versées par les personnes morales au Tessin. En deux décennies, ce secteur est devenu «le plus important pour le canton en termes de recettes fiscales directes et indirectes», souligne le Conseil d’État tessinois.
Mais la mode représente aussi, si ce n’est surtout, une manne pour les communes. Notamment pour Cadempino, près de Lugano, qui abrite le siège de Luxury Good International (LGI), la filiale logistique de la multinationale française Kering. Selon nos informations, trois quarts des rentrées fiscales de cette petite commune sont versées par LGI, soit environ 10 millions en 2014. Mais c’est un peu plus au Nord, à Sant’Antonino, près de Bellinzone, que la multinationale française Kering a établi son centre de distribution mondial pour sa division luxe. Elle occupe sur la plaine de Magadino un énorme bâtiment rose. Pas de logos, aucun sigle, rien qui indique la nature et la valeur des marchandises transitant dans cet entrepôt d’une surface comparable à celle de quatre terrains de football. On le remarque facilement depuis l’autoroute qui descend le Monte Ceneri.
Au Tessin, d’ailleurs, il n’est pas d’autre bâtiment de cette taille. Tout le monde ici l’appelle «l’entrepôt Gucci». Chaque jour y sont déposés des milliers de colis contenant des produits de la célèbre firme florentine contrôlée par Kering, anciennement Pinault-Printemps-Redoute. Les camions arrivant depuis l’autoroute chargent et déchargent les marchandises à travers de grandes portes ouvertes sur la façade de cette structure de quatre étages et de trois-cents mille mètres cubes.

 
Consitex, usine du groupe Zegna, est la seule au Tessin à exploiter des ateliers de production. © Alberto Campi / We Report / 17 décembre 2015

Consitex, usine du groupe Zegna, est la seule au Tessin à exploiter des ateliers de production. © Alberto Campi / We Report / 17 décembre 2015

 

«Le nouveau centre logistique de Sant’Antonino permettra de multiplier les volumes traités avec 19 millions de pièces expédiées chaque années, 2300 colis préparés toutes les heures et un espace de stockage de 2 millions de pièces», annonçait en fanfare l’entreprise lors de son inauguration, en juin 2014. À Cadempino, Kering contrôle également un réseau de sociétés d’administration, de logistique et de transport, telle la joint-venture entre Kering et la société française Nortbert Detressangle, leader mondial dans les domaines du transport et de la logistique. C’est ici que Gucci, précurseur des sociétés de mode établies au Tessin, a installé ses deux premières filiales. C’était en 1996, et les entités en question étaient des succursales de l’hollandaise Gucci International NV. Née l’année suivante, Luxury Good International (LGI) est devenue en peu de temps le centre de distribution mondiale de la marque Gucci. Elle a continué à se développer grâce à l’acquisition de marques prestigieuses comme Yves Saint-Laurent ou Bottega Veneta.
Personne ne le dit officiellement, mais la société est considérée comme le plus grand contribuable du canton. Depuis la construction de l’énorme entrepôt de Gucci dans la commune de Sant’Antonino, les revenus fiscaux ont bondi de 900 000 francs à 2,5 millions de francs en 2014. Le maire qui avait conclu l’accord fiscal favorisant l’arrivée de la société est l’actuel conseiller d’État libéral radical Christian Vitta. À combien se montent les bénéfices de LGI? En Suisse, les sociétés non cotées en bourse n’ont pas l’obligation de publier leur chiffre d’affaires. Mais LGI est une filiale de la Kering Luxembourg, basée dans le Grand-Duché. Les documents officiels de ce pays, que nous avons pu consulter, révèlent que le groupe réalise une bonne partie de ses bénéfices grâce à cette société suisse. En 2012 et 2013, dernières années disponibles, LGI a affiché un bénéfice net de plus de 1 milliard de francs.
Selon la Déclaration de Berne, le prélèvement fiscal effectif en Suisse pourrait s’approcher de 5%. L’ONG a calculé que la filiale tessinoise, qui compte environ 600 employés, représente 70% des bénéfices de l’ensemble du groupe qui emploie, lui, 31 000 collaborateurs. Cette disproportion entre les bénéfices réalisés et le nombre d’employés met en évidence, dénonce la Déclaration de Berne, l’ampleur des pratiques fiscales dont bénéficie le groupe au Tessin. La disproportion est tout aussi criante entre ce qui est versé au fisc et les bénéfices réalisés, dénonce l’ONG.

D’où viennent les énormes profits enregistrés par la filiale tessinoise de Kering? Pour répondre à cette question, il faut reconstituer le schéma financier et fiscal de Gucci. Des documents officiels relèvent que Gucci Logistica, basée à Florence, réalise la majeure partie de ses profits grâce à ses relations commerciales avec la société suisse LGI. «Les ventes à l’étranger sont effectués de façon prépondérante vers l’entité associée Luxury Good International», peut-on lire dans le rapport annuel de la firme florentine. Concrètement, Gucci Logistica a encaissé en 2014 environ 566 millions d’euros, dont 512 millions en provenance de la LGI. L’écrasante majorité des bénéfices de la société suisse, qui détient le monopole des ventes de la société italienne, reste donc au Tessin, où ils sont imposés à un taux très bas.
Depuis la Toscane, les camions de Gucci arrivent à Sant’Antonino, où les produits sont confectionnés et étiquetés, puis reprennent la route pour l’Italie et le reste du monde, où ils livrent la marchandise prête à la vente dans les différentes boutiques Gucci. Grâce à ce circuit commercial, Kering Luxembourg a pu toucher, en 2013, des dividendes à hauteur de 812 millions d’euros de la part de LGI, une somme équivalente à la quasi-totalité des profits de la société basée au Grand-Duché, qui a terminé 2013 avec un bénéfice net de 940 millions d’euros. Des gains presque totalement exonérés d’impôts: seulement 1,6 million ont été versés en 2016, ce qui correspond à un taux d’imposition d’environ 1%. Parmi les méthodes utilisées pour faire remonter la majorité des bénéfices d’un groupe vers l’une de ses sociétés basée en Suisse, il y a la cession des droits de propriété intellectuelle. Un moyen juridique permettant à une entreprise qui détient les droits sur une marque de générer des profits au détriment d’autres sociétés appartenant au même groupe. L’astuce fiscale est parfaitement légale.
En 2014, l’agence Bloomberg révélait le cas d’une société fribourgeoise, la Itx Merken Bv, succursale d’une entreprise homonyme basée aux Pays-Bas. Cette dernière détenait, entre autres, le droit de la marque Zara. De ce fait, les filiales Zara France, Zara Italie, etc., versaient aux deux entités Itx Merken, la fribourgeoise et la hollandaise, les droits d’utilisation de ce nom, en réduisant leurs bénéfices là où le fisc est plus sévère et en l’augmentant là où il est plus souple, en Suisse et aux Pays-Bas notamment. Un stratagème qui, selon Bloomberg, aurait permis au groupe d’économiser entre 250 et 330 millions de francs. Au détriment des collectivités publiques. Parfois, ces tours de passe-passe n’aboutissent pas. En 2013, Giorgio Armani a été sanctionné par le fisc italien dans une affaire touchant une société du groupe basée à Mendrisio, la GA Modefine SA, qui gérait la commercialisation de la marque à l’étranger. Pour mettre fin à ce contentieux portant sur les années 2002 à 2009, la maison-mère de Milan a dû se résoudre à verser au fisc italien la somme de 235 millions d’euros.
Aujourd’hui, en prévision d’un régime fiscal plus sévère en Suisse — qui ferait suite à la troisième réforme de l’imposition des entreprises —, la Giorgio Armani Swiss Branch SA quitte le Tessin. L’annonce a été faite en février dernier, laissant sur le carreau 130 collaborateurs et privant le canton, et la ville de Mendrisio, d’importantes rentrées fiscales. Sous la pression de l’Union européenne, le projet de loi vise à éliminer les statuts fiscaux spéciaux dont bénéficient les sociétés étrangères établies en Suisse. La Fashion Valley tessinoise risque de ne plus couler de jours paisibles.


* FEDERICO FRANCHINI a collaboré à l’enquête de la Déclaration de Berne parue en janvier 2016 (lire ici)
sur l’évasion fiscale des grandes marques du luxe