Le tribalisme global de la «génération Y»

Montage réalisé par © Alberto Campi / Janvier 2017

Montage réalisé par © Alberto Campi / Janvier 2017

 
 

À l’heure du tout numérique, et de la génération Y commutant désormais en génération Z, pour comprendre les mutations induites par les nouvelles technologies dans notre quotidien, l’éclairage qu’apportait Marshall McLuhan dans les années 1960 demeure d’actualité. Décryptage de notre époque à l’aide de la Galaxie Gutenberg, ouvrage phare de l’intellectuel et philosophe canadien, considéré comme l’un des «prophètes des temps modernes».

 

Guillaume Bouvy
13 février 2017

«Avec Gutenberg, toute l’histoire est devenue simultanée. Dans l’espace de la bibliothèque de l’honnête homme, le livre mobile a placé l’univers des morts», écrivait Marshall McLuhan en 1962. Le sociologue et philosophe canadien résumait par ces mots devenus célèbres le bouleversement provoqué par l’apparition de l’imprimerie et la massification de l’écriture jusqu’alors réservée à une élite en grande partie religieuse et monacale.

Le «livre mobile» décrit par McLuhan est devenu, en modernisant ses propos, nos smartphones, nos ordinateurs et autres supports numériques qui nous entourent. Ces derniers réussissent le tour de force de créer du lien fictif, tout en se tenant à distance des autres. Il suffit de se rendre dans un espace de coworking pour voir ce concept se matérialiser.

L’image standard est celle d’un jeune homme ou d’une jeune femme qui fixe l’écran d’un ordinateur dont les onglets fleurissent sur son navigateur, un casque audio vissé sur ses oreilles. à sa droite, son smartphone qui le tient alerté de diverses notifications, e-mails, messages, et autres applications; sur son bureau, aucun papier, et pourtant une myriade d’informations.

Ce portrait décrit sommairement la typologie de la génération Y englobant toutes les personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990. Autrement dit les enfants nés après les Trente Glorieuses (1946 à 1975), pour se retrouver embourbés dans ce que certains nomment les Trente Piteuses. Tandis que l’on commence à cerner le fonctionnement de cette génération Y, voilà poindre la génération dite Z, qui concerne les individus nés après 1995, les véritables digital natives. Quel est leur trait identitaire?

La clé tiendrait dans le concept de «tribalisme global» sous-jacent à la pensée du philosophe canadien. Un concept qui jaillit à la lecture de la Galaxie Gutenberg. McLuhan pose d’abord ce postulat fondamental: «Les moyens de communication audiovisuelle modernes (télévision, radio, etc.) et la communication instantanée de l’information mettent en cause la suprématie de l’écrit.» Ensuite, il théorise le «village planétaire» ou «village global» unifié, standardisé, composé de l’ensemble des micro-sociétés.

La culture humaine s’articulerait alors autour d’une communauté «où l’on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace». Tel est le tribalisme que prédisait l’auteur, de façon quasi prophétique, tant cette description convient à notre époque actuelle. L’essor technologique des modes de communication a indéniablement transformé les rapports entre des personnes se revendiquant davantage de l’écrit ou de l’oral, et d’autres engluées dans le numérique, support ni complètement écrit ni complètement oral.

Cette évolution cacherait un danger que le sociologue belge François Heinderyckx pointait en ces termes en 2002: «Lorsqu’on songe à la fracture numérique, au coût de l’information, aux déséquilibres des flux, aux entraves à la circulation, à la mercantilisation de l’information devenue matière première, à la prépondérance croissante du deep internet (contenu inaccessible au grand public), on s’aperçoit que l’histoire a pris un tournant qui nous éloigne radicalement des perspectives optimistes et candides anticipées par McLuhan»*.

Selon lui, la perspective de McLuhan, se limitant à l’avènement du village global, aurait manqué de clairvoyance quant à ses effets, parmi lesquels la «fracture numérique». «Il faut cependant se garder de prêter à McLuhan des talents prophétiques en la matière. Son ‘village global’ avait pour caractéristique essentielle un partage total de l’information et de l’expérience, à la disposition de tous

Mais le philosophe canadien doutait en réalité de la capacité de saisir toutes les nuances de l’impact de la technologie sur nos sociétés. S’il explique en quoi «l’âge typographique et mécanique des cinq cents dernières années» cède sa place à un «âge électronique», il déplore que le sens de cette évolution échappe au plus grand nombre: «Depuis très longtemps, qu’il parle, qu’il écrive ou qu’il télécommunique, l’homo faber a travaillé à prolonger l’un ou l’autre de ses organes sensitifs d’une façon qui a troublé ses autres sens et ses autres facultés. Mais l’expérience faite, l’homme a généralement oublié d’en tirer des observations

McLuhan, qui ne connaissait pas les smartphone ni même les tablettes tactiles, estimait que la technologie avait pour effet de séparer les sens de la pensée, pourtant la vision et le toucher n’ont jamais été autant sollicités dans notre quotidien. Ainsi, comme si l’auteur avait perçu cette évolution, il évoque de «nouveaux rapports sensoriels» au sein du fameux «village global». À savoir une résurgence du tribalisme à travers une «dilatation électronique de tous nos sens».

Ce «tribalisme» est entendu comme une «transmission électronique» du savoir au sein d’une communauté, cette fois planétaire. Il est le fait de la standardisation et de la massification des moyens de communication, que l’écriture et tous ses supports, des plus primitifs aux plus récents, a rendu possible. Pour le meilleur et pour le pire.

 

Paru dans l’édition de janvier 2017

 

* Une introduction aux fondements théoriques de l’étude des médias, Éditions du Céfal, 2002.

Pour aller plus loin:
– Eric Delcroix, Les réseaux sociaux sont-ils mes amis? Le Muscadier, 2012
– «La grande invaZion», étude menée par la BNP-Paribas et la start-up the Boson Project Site, à lire sur le site de Marion de la Forest-Divonne: http://marionlfd-coaching.com