Nevicata, un éditeur qui plonge dans «l’âme des peuples»
Trente titres en trois ans d’existence. Les éditions Nevicata et leur nouvelle collection L’âme des peuples, née en octobre 2013, ont le vent en poupe. Quatre nouveaux ouvrages viennent de paraître, consacrés à la Hongrie, au Congo, aux États-Unis et à la Suisse.
Luisa Ballin
30 octobre 2016
«Oui, c’est une folie que de publier des livres à une époque où l’on ne cesse de nous dire que les gens ne lisent plus», affirme Paul-Erik Mondron, le fondateur des éditions Nevicata sises à Bruxelles, que La Cité a rencontré jeudi 27 octobre à l’occasion de la présentation, à Payot Rive gauche, à Genève, du dernier né de la collection L’âme des peuples. Son titre, un brin provocateur, Suisse, l’invention d’une nation, est commis par le journaliste André Crettenand, responsable de l’information de TV5 Monde.
Téméraire, le jeune éditeur belge? Pragmatique et romantique, assurément. «J’assume le choix d’éditer des livres aujourd’hui, ce qui ne m’empêche pas de faire des calculs très précis sur le potentiel commercial de chaque titre. Le défi d’un éditeur est d’œuvrer entre ses coups de cœur et les publics que ses ouvrages peuvent trouver. Il prend un risque financier, l’inconnue est réelle. En terme de trésorerie, l’éditeur est conscient que livre ne commencera à être vendu que des mois plus tard. Ces éléments doivent être pris en compte, car la situation des petits éditeurs est toujours tendue. Il faut jongler et tenir le coup», explique le fondateur des éditions Nevicata. Qui doivent leur nom original à la passion de leur créateur pour les cimes enneigées, les élans vivifiants et les beaux mots.
Aussi constant pour gravir les sommets de la haute montagne que ceux de l’innovation dans l’édition, Paul-Erik Mondron a donné carte blanche à son complice en aventures livresques audacieuses, le journaliste franco-suisse Richard Werly. L’âme des peuples est en effet née à l’initiative du correspondant du quotidien Le Temps à Paris, après son entretien avec un philosophe grec à l’époque où il était correspondant à Bruxelles. «Ce philosophe lui avait expliqué que tant que l’Europe et les grandes institutions internationales ne parviendraient pas à comprendre le peuple grec, aucune solution visant à résoudre la crise grecque ne pouvait marcher», se souvient Paul-Erik Mondron.
Comprendre les peuples. Leurs angoisses, leurs aspirations, leurs désirs. Les élites européennes et les pontes des institutions internationales avaient tout simplement omis de le faire, le nez rivé sur les statistiques de l’économie et les soubresauts de la finance. L’article de Richard Werly avait eu un grand retentissement à Bruxelles et le philosophe grec avait été invité par Herman Van Rompuy, alors président du Conseil européen, à s’exprimer devant le Conseil de l’Europe.
L’éditeur belge et le journaliste franco-suisse ont ainsi eu l’idée de publier des petits ouvrages offrant des clés de compréhension et permettant aux lecteurs de pénétrer dans l’intimité des peuples. Leurs récits de voyage en 96 pages se glissent aisément dans une poche ou un sac à main.
Pour lire L’âme des peuples nul besoin d’avoir fréquenté les grandes universités. Les petits ouvrages de la collection sont accessibles, profonds et posent des questions d’une cuisante actualité. Un exemple? «La Hongrie, nation qui fait la une de la presse actuellement. Ses habitants sont un mystère pour nous», résume Paul-Erik Mondron. D’où la publication de «Hongrie, l’angoisse de la disparition», un livre qui permet de comprendre les enjeux essentiels de cette terre nichée au cœur de l’Europe, au moment où les agissements de son dirigeant Victor Orbán inquiète bon nombre de chancelleries.
Ces récits de voyage, au graphisme élégant, abordables notamment pour les lycéens et étudiants, sont enrichis par deux, voire trois entretiens avec des spécialistes du pays ou de la ville en question. Avec, chaque fois, le regard d’un historien pour situer le contexte. «Nous soignons le contenu et le contenant car le désir de lire est double lorsque le livre est beau», souligne Paul-Erik Mondron.
L’âme des peuples publie quatre titres à l’automne et quatre titres au printemps, en collant aussi près que possible à l’actualité: crise financière en Grèce, commémoration du génocide au Rwanda, Exposition Universelle à Milan, rétablissement des relations diplomatiques entre Cuba et les États-Unis, ouverture de la Birmanie au monde, révolution du jasmin en Tunisie, tensions en Turquie, retour en force de la Russie, centenaire du génocide arménien, élections présidentielles aux États-Unis et autres faits marquant l’histoire récente de pays sous diverses latitudes sont des occasions de rencontres enrichissantes et de bons bouquins.
Un pays, un peuple, une âme. Comment Richard Werly, le directeur de L’âme des peuples choisit-il pays et auteurs? Il précise: «Pas seulement les pays, mais également les villes et nous allons aussi nous aventurer dans les régions avec le Kurdistan et la Bretagne. Le concept de L’âme des peuples évolue géographiquement. S’agissant des auteurs, deux cercles se rejoignent : celui de la compétence avec des experts et des spécialistes dont nous savons qu’ils sont ancrés dans un pays, une ville ou une région, parce que nous les connaissons professionnellement ou parce qu’ils enseignent dans telle ou telle université. Le second cercle est celui des auteurs que nous avons pu rencontrer soit parce qu’ils ont déjà publié chez Nevicata ou parce que je connaissais les autres ouvrages qu’ils avaient écrits. Et nous avons depuis peu une troisième catégorie, celle des auteurs qui vient frapper à la porte des éditions Nevicata, lors des festivals du livre de Paris, Genève ou St-Malo, comme ce fut le cas d’une universitaire belge qui a contacté hier Paul-Eric Mondron pour lui proposer d’écrire un livre sur l’âme de la Géorgie.»
Pour Paul-Erik Mondron, «les livres doivent être à la fois détachés de l’actualité immédiate afin de pouvoir se lire pendant deux ou trois ans après un événement, tout en étant publié de manière opportune». S’agissant de Suisse, l’invention d’une nation, si l’ouvrage ne colle pas à une actualité particulière, il tombe à point nommé pour combler la curiosité des lecteurs européens, notamment à Bruxelles et à Paris, avides d’en apprendre plus sur ce pays souvent cité comme modèle de démocratie.
LE SENS COMMUN DE LA LIBERTÉ, ÂME DU PEUPLE SUISSE?
Décrypter la Suisse, c’est le pari relevé par André Crettenand, responsable de l’information de TV5 Monde; un pari qui n’était pas gagné d’avance, celui de dévoiler une Suisse mystérieuse. «Le défi était d’écrire un petit livre qui aide à comprendre la Suisse à ceux qui ne la connaissent pas mais qui en ont une image toute faite, et faire en sorte que ceux qui habitent ce pays et qui le connaissent bien puissent encore être surpris par des choses qu’ils ne connaissaient pas», déclare-t-il à La Cité.
Plongée réussie dans les méandres de l’âme des Helvètes, «assemblage de peuples comme on le dirait d’un bon crû, qui coexistent depuis des siècles et qui ont développés un sens commun de la liberté», estime le journaliste suisse installé à Paris, pour qui le goût de vivre ensemble dans une démocratie est le ciment qui peut expliquer l’inexplicable aux yeux de ceux qui sont émerveillés par le fait que les Suisses vivent côte-à-côte en parlant quatre, voire cinq langues différentes et être issus d’autant de cultures.
André Crettenand n’esquive pas les questions que se posent entre citoyens et autres habitants de la placide Helvétie. «J’observe les choses sur le long terme. Il y a parfois des tensions, notamment lorsque nous nous interrogeons à propos de notre avenir au sein de l’Europe. Ou face à notre situation dans le cadre de la mondialisation, puisque Romands et Alémaniques ne proposent pas les mêmes solutions. Nous sommes peut-être dans une période où il y a plus de tensions qu’auparavant, mais ce qui est intéressant, c’est que nous cherchons des solutions et des compromis ensemble. Cette notion unit les Suisse. La votation ‘Contre l’immigration de masse‘ acceptée par le peuple et les cantons le 9 février 2014 n’a pas provoqué de schisme entre les uns et les autres, mais le résultat a contraint tout le monde à retourner au travail et à chercher ensemble une solution. C’est cela le plus précieux.»
Tout peuple a son mythe unificateur. Pour les Suisses, est-ce la Nati? Le tennisman Roger Federer? André Crettenand sourit: «C’est parfois la Nati lors des grandes compétitions de football. C’est sans doute aussi un même art de vivre. C’est Roger Federer, car se sont souvent les sportifs qui suscitent l’admiration, parce que les Suisses aiment les exploits. Les sportifs de haut niveau sont les héros qui divisent le moins car les héros politiques font rarement l’unanimité. Et lorsqu’ils font l’unanimité, il faut parfois s’en méfier car ils finissent souvent par être des dictateurs. Quand aux héros économiques, on les regarde assez froidement. Dans mon livre, je parle du mythe de Guillaume Tell qui nous rassemble. Même si l’on sait aujourd’hui qu’il n’a pas existé !» Comme disent les Italophones, se non è vero è ben trovato, conclut l’auteur de Suisse, l’invention d’une nation.