Ces femmes qui ont sacrifié leur vie pour ériger le mythe d’Ernest Hemingway

 
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Il est des hommes et des femmes qui ont su faire de leur vie une œuvre. Ernest Hemingway, né à Oak Park, près de Chicago, le 21 juillet 1899, journaliste, correspondant de guerre et ambulancier sur le front italien pendant la Première Guerre mondiale deviendra l’un des écrivains américains les plus célèbres et obtiendra le Prix Nobel de littérature en 1954. Outre l’écriture et la guerre, l’autre grande passion d’Hemingway furent les femmes, qu’il tenait à épouser une fois séduites, comme le raconte Naomi Wood dans son livre Mrs Hemingway.

 

Luisa Ballin

9 octobre 2017 — La vie de celui qui se faisait appeler Papa a été plus qu’un roman ou un film. Elle fut une succession de temps forts sans temps morts qui deviendront des livres à succès dont nombre d’entre eux seront adaptés au cinéma. Comme L’Adieu aux armes, inspiré de son engagement d’ambulancier sur le front italien pendant la Première Guerre mondiale, où il fut gravement blessé. À sa sortie d’hôpital, le jeune écrivain téméraire s’engagera dans l’armée italienne. L’Italie. L’un de ses pays de cœur, avec la France, l’Espagne et Cuba. L’Italie où il vécut. Et aima. Notamment Renata, une jeune femme de dix-neuf ans, immortalisée dans son livre Au-delà du fleuve et sous les arbres.

«Elle s’appelait en réalité Adriana Ivancic. Comme Hemingway elle se donnera la mort. Il y a probablement eu entre eux une histoire d’amour, mais un amour platonique car Hemingway était malade à l’époque. Elle était belle et j’en étais amoureux moi aussi. J’avais quatorze ans, elle en avait dix-neuf», se souvient Arrigo Cipriani, l’alerte octogénaire gérant du Harry’s Bar, lieu mythique à Venise, que La Cité avait rencontré il y a quelques années dans cet antre assidûment fréquenté par Hemingway. Tout comme la Locanda Cipriani sise à Torcello, petite île de la lagune, devenue son refuge de chasse et d’écriture.

Adriana, l’amour qu’Hemingway n’épousera pas, contrairement aux autres quatre femmes qu’il aima et avec lesquelles il convolera. Hadley Richardson, pianiste, complice et muse, de huit ans son aînée, fut la première Madame Hemingway, Mrs Hemingway. Ils furent amoureux et heureux à Paris, où le journaliste aspirant écrivain était le correspondant étranger de journaux américains et où il fréquenta, dans le Paris bohème des Années folles, artistes, poètes, et hommes de lettres dont Ezra Pound, James Joyce, Francis Scott Fitzgerald et son épouse Zelda, ainsi que Gertrude Stein, qui définira cet aréopage d’expatriés anglo-saxons fortement alcoolisés la Génération perdue (the Lost Generation). «Je veux bien être pendu si nous étions perdus!», lui rétorquera Hemingway. Paris est une fête, comme il l’écrira dans un récit autobiographique paru à titre posthume en 1964 aux États-Unis et en France. Hadley et Ernest Hemingway, les amoureux de Paris, auront un fils, John dit Bumby.

«Hadley voudrait être de retour à Paris, dans cette vieille ville froide, dans leur appartement, avec ses odeurs de pigeon grillé sur le poêle à charbon et les cabinets sur le palier. Elle voudrait être dans la petite cuisine étroite et dans la salle de bain aux murs tâchés d’humidité. Elle voudrait manger leurs habituels œufs à la coque pour le déjeuner, sur la table si petite que leurs genoux se cognent. C’est à cette époque que les soupçons de Hadley s’étaient confirmés. Je pense qu’Ernest et Fife s’aiment beaucoup, lui avait dit la sœur de Fife. Elle n’avait rien eu besoin d’ajouter», écrit Naomi Wood, dans Mrs Hemingway (Quai Voltaire / La Table ronde 2017).

Fife. Pauline Pfeiffer, journaliste à Vogue. L’amie du couple Hemingway tombée amoureuse d’Ernest. Hadley hébergera la maîtresse de son mari dans la maison de la Côte d’Azur où le couple était en vacances. Puis s’effacera élégamment pour permettre à Ernest d’épouser Pauline, qui deviendra sa deuxième épouse et lui donnera deux fils, Gregory et Patrick. Ernest et Pauline divorceront quelques années plus tard, après le retour d’Hemingway d’Espagne, pays où il avait couvert la guerre civile, qui lui inspirera Pour qui sonne le glas, roman qui sera adapté à l’écran et deviendra un film culte réalisé par Sam Wood avec Gary Cooper et Ingrid Bergman.

«Fife s’effondre aux pieds du bureau d’Ernest. Elle ne peut voir ça. Combien de femmes encore, assise devant leur machine à écrire quelque part dans le Midwest, occupée à lire un livre de Hemingway sur leur belle pelouse anglaise, ou missionnées en Chine, ignorent qu’un jour elles seront arrachées à l’ombre pour devenir la prochaine Mrs Hemingway», anticipe Naomi Wood.

La prochaine Mrs Hemingway sera la correspondante de guerre Martha Ghellhorn. L’homme qui libéra la cave de l’hôtel Ritz à Paris pour fêter la victoire sur les Allemands au champagne l’épousera en 1940.

Paris. Autre hôtel. Heure de vérité. «Martha est étendue sur le lit. Elle imagine Ernest, assis sur son tabouret de bar favori, en train de commander des Martini pour ses troupes et repenser, c’est sûr, à sa vie ici dans les années 1920, quant il était plus pauvre et plus heureux, et marié pour la première fois. Sa vie parisienne fait partie des souvenirs dans lesquels Ernest aime se replonger jusqu’à ce que qu’ils deviennent purs et indolores. Aujourd’hui, il regrette sans doute l’appartement au-dessus de la scierie et la perte de sainte Hadley: une femme d’autant plus exquise qu’elle a renoncé, non sans générosité, au titre de Mrs Hemingway. Un titre que Martha a fini par détester.»

Martha, poursuit Naomi Wood, a préféré la deuxième Mrs Hemingway, celle qu’elle a dépouillée. «Fife au moins avait eu la trempe de la haïr; la timide reddition de Hadley lui était insupportable. Quelle calamité pour cette pauvre femme d’être affligée d’autant de bonté. Il paraît que Hadley et Fife sont restées amies: d’après Ernest, ses deux ex-femmes s’appelaient régulièrement au téléphone pour parler de son bien-être comme de celui des enfants… Ça ne devait pas la surprendre: il fallait toujours qu’Ernest soit dans la lumière. Boxeur, toréador, pêcheur, soldat, chasseur; il ne pouvait aller nulle part sans jouer les héros. Souvent, ces dernières années, elle a regretté l’ami qu’elle avait eu en Espagne», note Naomi Watts, évoquant les sentiments de Martha pour l’homme qui voulait être là où s’écrit l’Histoire, comme il l’affirmait.

La quatrième épouse sera Mary Welsh, qui inspirera, dit-on, au pilier de bars et amateur de mojito et daquiri qu’était Hemingway, le nom d’un autre cocktail devenu fameux: le bloody mary.

Avec Mary, il passera du temps dans la propriété qu’il avait achetée sur les hauteurs de La Havane, la Finca Vigia. Restée intacte et où visiteurs et nostalgiques peuvent notamment découvrir la machine où le héros de trois guerres et une seule vie écrivait, debout, la nuit, ses chefs d’œuvres. Avant d’aller pêcher sur son bateau, le Pilar, avec Gregorio le pêcheur cubain qui lui inspirera son plus célèbre roman Le vieil homme et la mer, qui lui vaudra le Prix Pulitzer en 1953 avant la consécration du Prix Nobel de littérature une année plus tard. Cuba, l’île où Hemingway séjournera à plusieurs reprises, notamment à l’hôtel Ambos Mundos, et où il rencontrera un autre féru de pêche entré dans l’Histoire, Fidel Castro.

Mary, la dernière femme d’Ernest Hemingway, Naomi Watts la décrit ainsi: «À trente-six ans, elle avait un visage honnête, dont elle pouvait encore tirer parti… À défaut d’un physique irrésistible, elle possédait le don de savoir passer du bon temps.» Comme les autres épouses d’Hemingway, elle tentera d’arracher son flamboyant mari à ses idées sombres.

«Mary a rapporté de la Finca des cartons de documents, photographies et manuscrits d’une valeur de plusieurs milliers de dollars sur un crevettier. Il y a dans les cartons des squelettes de souris et de cafards, des cafards aussi gros que les souris. Elle rêve parfois de jeter une allumette dans la pièce, de renoncer à tout, à la moindre satanée feuille de papier. En lisant ses lettres, elle entend, toute proche, la voix d’Ernest, comme si les vents du Sawtooth l’avaient portée jusqu’ici… Parfois, elle entend ses pas sous la véranda. Il se déchausse dans le vestibule. Accroche son anorak à la patère. Entre dans la maison son fusil à l’épaule…»

Et puis il y a la détonation, ce matin-là. «Elle l’entend, aussi, encore et toujours, même dehors sur la terrasse lorsqu’elle regarde la neige tomber sur les montagnes de l’Idaho. L’ennui, avec ses lettres, c’est qu’elles le ressuscitent… Depuis trop longtemps maintenant, il était un écrivain malheureux. Perdre sa capacité à écrire, c’était perdre sa capacité à libérer son esprit de ses angoisses… Écrire, c’était se sentir chez soi, c’était y voir clair… Mais les écrivains et leurs démons sont inséparables», déclare Mary Wood dans un récit où elle redonne voix et pensées aux femmes qui sacrifièrent un peu de leur vie pour ériger le mythe de leur mari, Ernest Hemingway, l’homme qui les avaient aimées et épousées.