Le troisième procès contre la mafia en Suisse sera-t-il le bon?

© Silvana Comugnero / 2014

© Silvana Comugnero / 2014

 

Dernier exemple des difficultés de la justice suisse à aboutir à des condamnations en matière de mafia, le procès contre un membre de la 'ndrangheta et son complice tessinois a eu lieu à Bellinzone. Le verdict est attendu pour la fin de l’année.

 

Federico Franchini 15 décembre 2017

Le troisième procès intenté à ce jour contre des représentants de la mafia en Suisse a repris, début décembre, devant le Tribunal pénal fédéral (TPF) de Bellinzone. Il y a deux ans, en décembre 2015, il avait subi un coup d'arrêt aussi rapide qu’inattendu. À la barre, F. L., accusé d’être l’homme de confiance au Tessin d’un clan de la ’ndrangheta, avait pourtant avoué avoir participé à cette organisation criminelle et blanchi de l’argent pour son compte. Face à des aveux aussi complets que circonstanciés, l’accusation et la défense s’étaient alors entendus pour réclamer une «procédure accélérée», avec à la clé une peine de quatre ans de réclusion. En Italie, l’homme risquait au moins dix ans d’enfermement.

À la surprise générale, les juges du TPF ont refusé d’entériner cette démarche et demandé que le Ministère public de la Confédération (MPC) mène «une enquête plus approfondie». Un désaveu cinglant pour les procureurs fédéraux chargés de la procédure. La Cité a suivi, dès le début, ce procès qui, suite aux aveux de culpabilité de l'inculpé, avait fait espérer à l’une des rares condamnations en Suisse pour appartenance à une organisation criminelle. Deux ans se sont écoulés. Avec le mafieux présumé F. L., on retrouve à la barre un deuxième homme: O. C., titulaire à l’époque des faits d'une fiduciaire tessinoise. Il est accusé de blanchiment aggravé. Dans un long réquisitoire, le procureur fédéral Stefano Herold a chargé les deux comparses en rappelant que le clan de la ’ndrangheta auquel F. L. est affilié a fait usage d'une rare violence en Lombardie, où il était actif depuis les années 1980. De cette région limitrophe du Tessin, ce clan sanguinaire gère un trafic international de stupéfiants. Avec la complicité de F. L. et O. C., l'argent de la drogue est blanchi en Suisse. Trois émissaires de la ’ndrangheta reçoivent la mission de faire tourner la lessiveuse: les frères Martino.

C’est dans les années 1990 qu’ils font leur apparition au Tessin, où ils ouvrent un compte numéroté auprès d’une banque tessinoise au nom de la femme de l’un d’entre eux. Mais, en pleine turbulence financière, menacé de faillite, l’institut doit modifier sa raison sociale. Durant cette phase agitée, les trois frères alternent, eux, les séjours en prison. Résultat, le compte échappe au contrôle de la famille Martino. F. L. est alors chargé de le retrouver. Il demande assistance à O. C., avec lequel il entretenait depuis quelques temps une fructueuse relation d’affaires. Les deux hommes remettent la main sur le compte et O. C. s’active aussitôt pour blanchir son contenu. Du Tessin aux Bahamas, en passant par Dubaï, le pactole, qui selon la justice suisse est issu du trafic de drogue, revient en Suisse. Il s’agit de 1,5 million de francs, qui, une fois rapatriés, seront utilisés pour acquérir un immeuble de 3,3 millions à Chiasso (photo ci-après): 50% de la propriété appartient à la famille Martino, 40% à F. L., 10% à O. C.

 
L’immeuble de Chiasso acquis avec l'argent de la mafia. © Alberto Campi / Archives

L’immeuble de Chiasso acquis avec l'argent de la mafia. © Alberto Campi / Archives

 

Pour le MPC, le Tessinois O. C. a commis un délit de blanchiment d’argent. En sa qualité d'intermédiaire financier, il avait l’obligation de vérifier sa relation d’affaires. Le fait que la titulaire du compte, femme de l’un des membres du clan mafieux, n’avait pas de casier judiciaire, ne l'exemptait pas de ce devoir. Pour sa part, l’homme a contesté les faits qui lui sont reprochés. Selon son avocat, rien n’était de nature à éveiller ses soupçons et à lui indiquer que l’argent était d’origine criminelle. Quant à la gestion du compte, O. C. a déclaré s’être borné à faire ce que tous les opérateurs financiers tessinois commettaient à l’époque: transférer des sommes vers les Bahamas, en passant par Dubaï. Une pratique courante, au bénéfice essentiellement d’une clientèle italienne.
Devant le TPF, le destin de F. L., qui a admis sa culpabilité, devrait être facilement réglé. Mais pour l’avocat de son complice présumé O. C., l’acte préalable au blanchiment est aujourd'hui prescrit. L’accusation a pour sa part réclamé cinq ans de réclusion ferme à son encontre, assortis d’une peine de trois ans avec sursis. Le verdict est attendu pour le 29 décembre prochain. Tant l’accusation que la défense passeront des fêtes de Noël sous tension.


Les procès précédents

En Suisse, où l’infiltration mafieuse n’est plus à démontrer, le Parquet fédéral a mené à ce jour une vingtaine de procédures. Enclenchées pour la plupart par des requêtes de la justice italienne, elles ont permis d’effectuer des arrestations, des extraditions et mêmes des confiscations de biens. En revanche, les procès contre des représentants de la mafia ne se comptent même pas sur les doigts d’une main. Ils sont trois en tout, y compris celui qui vient d’avoir lieu à Bellinzone (lire ci-dessus). Le bilan des deux premiers, les procès Quatur et Montecristo, est mince. Bref rappel.

Le procès Quatur

Quatorze ans après l'ouverture de l'enquête contre treize personnes soupçonnées d'appartenir à la mafia calabraise 'ndrangheta, le procès Quatur s'est achevé en 2016 sur des peines légères devant le Tribunal pénal fédéral. Le chef présumé de l'organisation en Suisse ayant été définitivement acquitté par un tribunal italien fin 2014, le Ministère public de la Confédération a abandonné l'accusation de participation à une organisation criminelle.
Le TPF a pour sa part laissé tomber le chef d'inculpation de blanchiment d’argent et d'usure. Deux des accusés ont ainsi été acquittés, dont le principal suspect. Deux autres ont été condamnés à neuf mois avec sursis pour infraction à la Loi sur les stupéfiants, un troisième à 120 jours-amendes avec sursis pour faux dans les titres. En 2015, trois autres prévenus avaient écopé de peines similaires de sept, huit et neuf mois avec sursis pour trafic de cocaïne notamment. Contre autres accusés, les charges ont purement et simplement été abandonnées.

Le procès Montecristo

C’est le premier procès contre des organisations mafieuses en Suisse, mieux connu comme «le procès de la mafia des cigarettes». En 2012, le TPF acquitte sept des neuf accusés et en condamne les deux autres à des peines avec sursis ou sursis partiel. Dans ces deux cas seulement, le chef d'accusation de soutien à organisation criminelle a été  avéré. Les deux hommes ont toutefois été acquittés de l'accusation de blanchiment d'argent. Ce procès a connu bien des rebondissements. En 2009, le Tribunal fédéral avait cassé le premier jugement contre lequel le MPC avait fait recours. Les accusés, huit hommes et une femme, étaient poursuivis pour participation ou soutien à une organisation criminelle, ainsi que pour blanchiment d'argent dans le cadre d’un trafic de cigarettes de contrebande vers l’Italie via le Monténégro.
Selon le MPC, ce juteux marché était contrôlé conjointement par la camorra napolitaine et par la sacra corona unita, la mafia des Pouilles. L'argent était blanchi en Suisse. Pour la Parquet fédéral, il s’agissait de «l’affaire de criminalité organisée la plus importante découverte en Suisse».  Contre la décision du TPF de 2012, le MPC dépose un nouveau recours. En 2013, il été définitivement rejeté mettant un point final au procès Montecristo. Pour le Parquet fédéral, c'est un échec retentissant.

 
PolitiqueFederico Franchini