Aide humanitaire au Népal: impressions de terrain

Dans la petite ville Nala, les femmes ayant reçu un numéro qui fixe leur ordre dans la file attendent la distribution de colis humanitaires. © Sandro Pampallona et Paola Bollini / 19 janvier 2016

Dans la petite ville Nala, les femmes ayant reçu un numéro qui fixe leur ordre dans la file attendent la distribution de colis humanitaires. © Sandro Pampallona et Paola Bollini / 19 janvier 2016

 

Des dizaines de pays se sont engagés à apporter leur aide aux Népalais frappés par les séismes du 25 avril et 12 mai 2015. En novembre 2015, un sondage révélait que pour 68% d’entre eux l’aide n’a pas répondu aux besoins essentiels, 71% affirmaient ne pas être préparés pour l’hiver. Un an après le tremblement de terre, la crise perdure.

Par Sandro Pampallona et Paola Bollini 25 avril 2016

Une dame âgée assise devant son abri en tôle, où elle passera tout l’hiver, nous demandait l’automne dernier comment le tremblement de terre avait été ressenti... en Suisse. Nous sourions, mais elle a raison. Le séisme qui a frappé le Népal en avril 2015 a bel et bien ému le reste du monde. Presque un an après, les images de ruine et de dévastation continuent de hanter les esprits de certains. En revanche, au chapitre de l’aide humanitaire, c’est plutôt la perplexité qui s’impose. Des dizaines de pays se sont engagés; les annonces triomphantes des organisations d’aide et observations sur le terrain étaient remplies de promesses, mais elles contrastent avec les observations sur le terrain.

Car la réalité est plus âpre. Novembre 2015, dans l’école Shree Prabhat, au creux des collines de Banepa, à trente-cinq kilomètres à l’est de Katmandou, nous tenons une réunion avec les habitants du lieu. «Qui, parmi vous vit dans des abris en tôle?» Presque toutes les mains se lèvent. Les participants peinent à cacher un petit air amusé, la question leur paraît décidément bien naïve. Seules les rares maisons en béton armé ont été épargnées. Nouvelle question: «Combien d’entre vous ont réalisé les abris en tôle à vos propres frais?» Réponse identique et même air amusé. Si nous nous attendions à la première réaction, cette fois, nous sommes surpris. Mais jusqu’où l’aide humanitaire a-t-elle réussi à pénétrer le territoire népalais? Ou plutôt où s’est-elle arrêtée?

Quelques semaines plus tard, 19 janvier 2016 au matin, nous sommes à Tanchock, un hameau à deux heures à pied de Banepa. Une réunion avec un groupe de travail doit nous permettre d’entamer la réalisation d’un projet que la communauté locale a choisi de développer avec nous: la fabrication de cuisinières à bois. Mais à neuf heures du matin, notre hôte reçoit un appel téléphonique: une distribution d’aide humanitaire est prévue à Nala, le chef-lieu du Village Development Committee (VDC, sous-unité administrative) de Ugrachandi Nala.

Tous nos amis vont s’y rendre. Ils nous invitent à les accompagner, notre séance est annulée. Il faudra une heure et demie de marche pour rallier la petite ville de Nala. À peine arrivés, nous découvrons une foule dense, un essaim bouillonnant où domine la couleur rouge des habits des femmes. Ils sont tous prêts à recevoir le colis annoncé, un seul colis par famille contenant des couvertures, des cordes et une bâche. Les habitants de Nala sont encouragés à former des groupes selon le Ward, sous-unité du VDC, et reçoivent alors un numéro fixant leur ordre dans la file.

 
 

Les représentants de l’organisation népalaise Center for Rural Educational Development (CRED), sous-traitant local du donateur, l’Organisation internationale des migrations (OIM), soutenue à son tour par de nombreuses institutions internationales, gèrent la distribution. D’emblée, ils annoncent la couleur: il n’y aura que deux couvertures par foyer, quel que soit le nombre de personnes vivant sous son toit. Et surtout, il n’y aura pas assez de colis pour tout le monde.

Nous interrogeons Krishna Prassad Sapkota et Madan Nepal, du CRED. Ils nous expliquent que les donateurs opèrent sur la base d’une liste de foyers touchés par le séisme établie après celui du 25 avril 2015 mais avant le deuxième du 12 mai, la liste n’est donc pas à jour. La distribution ne couvrira que 1502 foyers sur les 1733 retenus. Le jour précédent, ils étaient dans le VDC voisin de Tukucha Nala et n’avaient des dons que pour 821 des 1250 foyers recensés. Ils reconnaissent que la distribution du jour a subi un retard de trois mois à cause de la crise des carburants (voir notre article paru dans l’édition de mars).

Krishna Prassad Sapkota et Madan Nepal nous indiquent que la valeur commerciale d’un paquet humanitaire s’élève à 37 dollars: à savoir deux couvertures en fibre de polyester à 13,5 dollars la pièce, une corde à 2 dollars et une bâche à 8 dollars. Ils précisent que l’OIM a fourni, par leur intermédiaire, le même paquet à 6395 foyers dans le district de Kavre. En revanche, il est plus difficile de savoir si d’autres organisations locales sont également impliquées dans ces répartitions. La distribution est maintenant terminée, nous nous éternisons encore, le temps de boire un thé au lait avec les amis. Quatre heures passent, il est temps pour les habitants de Tanchock de reprendre la route, leur colis sur le dos. Un homme découvre que la bâche de la femme marchant devant lui est percée, l’œuvre des souris. Quelque pas plus loin, une autre personne fait le même constat.

 
À Mala, une femme découvre que la bâche qu’elle a reçue est percée, l’œuvre des souris. © Pampallona-Bollini / 19 janvier 2016

À Mala, une femme découvre que la bâche qu’elle a reçue est percée, l’œuvre des souris. © Pampallona-Bollini / 19 janvier 2016

 

Les jours suivants, nous contactons au Pakistan l’un des fournisseurs de l’OIM et lui demandons un devis pour 1000 couvertures identiques à celles distribuées à Ugrachandi Nala. à nous, inconnus sur la scène des opérations humanitaires, mille couvertures reviendraient à 7100 dollars, transport jusqu’à Katmandou, frais de douane et toutes taxes comprises, soit 7,10 dollars la pièce, bien moins que les 13,5 dollars qu’on nous avait indiqués. S’ils acceptent avec joie et reconnaissance ces dons humanitaires, les habitants avouent cependant qu’ils ont plutôt besoin d’argent. Leurs vies, déjà précaires avant le tremblement de terre, ont été bouleversées, et les distributions de nourriture, couvertures, bâches, ustensiles de cuisine, etc., ont presque toujours été erratiques, insuffisantes, souvent de mauvaise qualité et n’ont surtout bénéficié qu’aux personnes les plus rapides à se positionner dans les files.

Dans la grande majorité des situations et selon notre expérience sur le terrain, il apparaît que soit aucune aide n’est arrivée, soit elle s’est limitée aux tous premiers mois après le séisme. Et quand elle est arrivée, cette aide était trop souvent concentrée dans les zones où l’on compte le plus grand nombre de décès, les régions les plus touristiques ou les plus proches des routes principales. Le gouvernement a accordé un soutien financier de 15000 roupies, l’équivalent de 150 dollars, par famille victime du tremblement de terre, dans le but de couvrir une partie des frais liés à la réalisation d’abris de fortune avant la saison des pluies. à cette somme se sont ensuite ajouté 10 000 roupies par famille (environ 100 dollars) réservées à l’achat de couvertures et d’habits chauds pour l’hiver.

 
Carte de bénéficiaire avec 15 000 et 10 000 roupies reçues respectivement le 12 juin 2015 et le 2 janvier 2016, chiffres et dates népalaises. © Sandro Pampallona et Paola Bollini / 19 janvier 2016

Carte de bénéficiaire avec 15 000 et 10 000 roupies reçues respectivement le 12 juin 2015 et le 2 janvier 2016, chiffres et dates népalaises. © Sandro Pampallona et Paola Bollini / 19 janvier 2016

 

La saison des pluies, de mi-juin à mi-septembre, a été particulièrement rude dans les campagnes, où les habitants vivent encore sous une bâche ou une tôle ondulée, dormant parfois à même la boue. Les animaux n’ont, eux non plus, pas de toit: leur assurer la nourriture quotidienne et les soins nécessaires a demandé un effort immense. Les paysans ont protégé tant bien que mal de l’eau les semences extraites des décombres, alors que les écoliers faisaient leurs devoirs, au son de la pluie battante résonnant dans les abris en tôle. Sans parler de la difficulté à accomplir les tâches quotidiennes, cuisiner au bois, laver et sécher le linge. L’hiver, jusqu’à mi-février, a été tout aussi éprouvant.

Dans son rapport Looking ahead, du 22 février 2016, l’Organisation internationale des migrations (OIM), se définit comme l’un des répondants humanitaires clé — «one of the world’s key humanitarian responders» — présente au Népal depuis 2007 avec 400 employés et entretient une étroite collaboration tant avec le gouvernement qu’avec 49 organisations partenaires nationales et internationales actives dans 19 districts. Forte de cet impressionnant pedigree, elle affirme avoir distribué des bâches, des couvertures, du bambou, de la tôle ondulée etc., à 192 377 familles, soit 987 640 personnes. Mais le rapport omet un chiffre indispensable pour saisir l’étendue de l’urgence: les personnes qui auraient besoin d’être secourues sont entre 3,5 et 8,1 millions, selon les estimations gouvernementales.

 
 
 
 

À la mi-juin, au début de la saison des pluies, seulement la moitié des personnes nécessitant des bâches les avaient effectivement reçues, calcule la journaliste et écrivain Emily Troutman, rédactrice pour le site Aid.Works. Ses propres recherches indiquent que les autorités népalaises, qui coordonnent l’aide, comptabilisent 762 000 personnes ayant reçu une tente ou une bâche. Additionnant les chiffres indiqués sur les sites web et dans les communiqués de presse des 45 organisations majeures qui œuvrent au Népal, elle arrive à trois millions de personnes, un chiffre quatre fois supérieur au nombre de bénéficiaires officiellement comptabilisés.

 
À Tanchok, les ingénieurs du gouvernement mesurent l’ampleur des dégâts près d’un an après le séisme. © 4 mars 2016

À Tanchok, les ingénieurs du gouvernement mesurent l’ampleur des dégâts près d’un an après le séisme. © 4 mars 2016

 

Dans une longue interview au quotidien népalais República, publiée le 4 février 2016 et intitulée à juste titre «Let us be hopeful but also realistic» (Ayons de l’espoir mais soyons aussi réalistes), Sushil Gyewali, directeur de l’Autorité nationale pour la reconstruction, clarifie ainsi les faits: l’évaluation des dommages n’est pas encore terminée; les règles de reconstruction — à suivre à la lettre pour pouvoir bénéficier de l’aide gouvernementale — ne sont pas encore établies; les chantiers ne démarreront pas avant le premier anniversaire du tremblement de terre, soit le 25 avril 2016, et il faudra compter au minimum cinq ans pour tout reconstruire. Chez la famille qui nous héberge, les ingénieurs du gouvernement arrivent le 4 mars pour mesurer l’ampleur des dégâts subis. Près d’un après le premier séisme.
Dans l’interview, Sushil Gyewali explique clairement la situation: «Ce n’est pas une perception, c’est un fait. Il est vrai que les travaux de reconstruction n’ont pas démarré. [...] Je comprends la préoccupation concernant les victimes du séisme qui tremblent dans le froid et nécessitent d’aide immédiate. C’est une tragédie qu’on ne puisse pas leur fournir une aide immédiate. [...] Oui, ce sera aux propriétaires eux-mêmes de reconstruire. Ce que le gouvernement, les autorités et les donateurs pourront faire, ce sera d’offrir de l’aide annexe: par exemple en fournissant 200 000 roupies comme fonds de démarrage, des ouvriers spécialisés, et des matériaux à bas prix. Le reste devra être fait par les propriétaires, certainement avec l’aide des voisins et de la collectivité locale.»

«La Suisse au cœur de la catastrophe», titrait L’Illustré en mai 2015. Mais après avoir versé plus de 32 millions de francs à la Chaîne du Bonheur, missionnée pour apporter de l’aide aux Népalais, les donateurs suisses peuvent, au début de février 2016, énumérer une quinzaine de projets en cours ou conclus dans lesquels seulement un tiers des fonds versés ont été injectés. Nombre d’organisations annoncent avoir entamé la reconstruction de 10, 100, ou même 1500 maisons individuelles, comme c’est le cas pour la Chaîne du Bonheur, mais rarement elles nous rappellent que, selon les estimations, 500 000 à 750 000 maisons sont à rebâtir ou à réparer.

La population est sondée tous les deux mois sur la perception de l’aide, et les résultats sont publiés dans le Inter-Agency Common Feedback Report. En novembre 2015, six mois après la deuxième secousse dévastatrice de mai, un échantillon de 1400 personnes est interrogé. Pour soixante-huit pour cent d’entre eux, l’aide n’a pas répondu à leurs besoins concernant les problèmes les plus importants, notamment un abri de longue durée et un support économique. Septante et un pour cent affirmaient ne pas être préparés pour l’hiver. D’un coté, la détresse et la souffrance exprimées par une écrasante majorité de Népalais et, de l’autre, le succès proclamé des opérations sur le terrain, exaltant l’effort des organisations d’aide: le contraste est saisissant voire gênant.

Le Népal est parmi les régions du monde les plus exposées au risque de tremblement de terre, à cause de la lente mais sûre dérive du continent indien qui avance de 44 millimètres par an vers le nord. De plus, il est le pays de montagne le plus densément peuplé du monde. En 2009, s’inquiétant de la sécurité des écoles et des hôpitaux et considérant l’impréparation des autorités locales à faire face à un séisme de grande magnitude, la communauté internationale et les Nations Unies ont constitué le Nepal Risk Reduction Consortium (NRRC, Consortium pour la réduction de risques au Népal) et développé une stratégie de préparation aux désastres pour 130 millions de dollars sur trois ans.

En 2011, les donateurs internationaux sous l’égide des Nations Unies ont tenu une conférence à Katmandou, pour éviter la répétition de la faillite humanitaire qui a suivi le tremblement de terre à Haiti. Or en avril 2015, le gouvernement népalais ne disposait toujours pas de plan d’urgence pour répondre de façon immédiate et efficace au désastre, ni des outils de base, comme des pelles et encore moins d’hélicoptères. Un mois après le séisme du 25 avril 2015, le Ministère népalais de l’intérieur a publié un rapport analysant la réponse à la gestion de la crise. Outre les manquements constatés dans les procédures opérationnelles, il y dénonce l’absence de données fiables: le ministère ne savait pas de combien de ressources humaines il disposait pour les recherches, les opérations de secours et d’aide, une lacune qui a compliqué la coordination des interventions étrangères.

Face à l’ampleur du désespoir et de la détresse des Népalais, les responsables humanitaires auraient intérêt à faire preuve de plus de prudence et de modestie et à reconnaître les limites de leur action. Tous les observateurs s’accordent à dire que la «chance» des Népalais est que le tremblement de terre se soit passé un samedi, jour férié au Népal, et à 11 heures du matin: les écoles étaient fermées et la grande partie de la population était à l’extérieur.

 
© Sandro Pampallona et Paola Bollini / 19 janvier 2016 à Nala

© Sandro Pampallona et Paola Bollini / 19 janvier 2016 à Nala

 

Dans le cadre de notre série Le Népal oublié, ce reportage fait suite à celui publié en mars sous le titre Au Népal, le blocus de la frontière avec l’Inde accentue les affres du séisme.

Bibliographie essentielle

Dixit K. The next big one. What lies behind the Himalayan’s region High vulnerability
to earthquake
. Himal Southasian, March 2011.

Adhikari D. State of emergency. An Inside account of the Nepali’s state emergency response
to the April earthquake
. Himal Southasian, July 2015.

Troutman E. What Happened to the Aid? Nepal Earthquake Response Echoes Haiti.
June 19, 2015. http://aid.works/2015/06/nepal-haiti/

International Organization for Migrations. Nepal Relief, Recovery and
Reconstruction Program
. Looking Ahead. 22 février 2016.

Agence France Presse. Quake victims face deadly winter as parties bicker.
The Himalayan Times, 15 December 2015.

Shahi P. Quake-displaced face hardship as winter progresses.
The Kathmandu Post, 15 December 2015.

Interagency Common Feedback Report. November 2015.

Bhusal TL. Let us be hopeful but also realistic. República, 4 February 2016.

 
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