«C’est dangereux pour moi de vous parler»

Camp «illégal» de San Ferdinando. Sans eau ni électricité, jusqu’à 1500 migrants s'entassent ici en pleine saison de récolte d'agrumes. © Magali Girardin / Septembre 2017

Camp «illégal» de San Ferdinando. Sans eau ni électricité, jusqu’à 1500 migrants s'entassent ici en pleine saison de récolte d'agrumes. © Magali Girardin / Septembre 2017

 
 

Pour beaucoup de migrants africains, la bataille n’est pas gagnée en arrivant sur le sol calabrais. La très grande majorité n’obtient pas le statut de réfugié et se retrouve dans la clandestinité après deux ou trois ans. Vulnérables, ils deviennent des proies faciles pour des réseaux de traite d’êtres humains et sont exploités dans l’agriculture, la construction et la prostitution.

 

Isabel Jan-Hess Texte & Magali Girardin photos Novembre 2017

Tout droit sortis du brasier libyen et de ses violences indicibles, à peine arrivés sur le sol italien, beaucoup de migrants replongent dans l’enfer de l’exploitation, de la non-assistance, voire de la traite. Les ghettos créés et démantelés au gré des interventions de police hébergent des centaines de personnes. Souvent dopés par les saisons de récolte, ces camps d’infortune sont sans eau ni électricité, comme celui de San Ferdinando où s’entassent jusqu’à 1500 personnes en pleine saison agricole.
Après plusieurs tentatives infructueuses de rencontrer ces migrants échoués dans le camp, l’un d’eux accepte de nous répondre. «Je veux bien vous parler deux minutes, mais je ne vous emmène pas là-bas. Si on me voit avec vous c’est dangereux pour moi.» Ses trois comparses évitent nos regards, pour eux, c’est non. Amadou reprend. «Tu changes mon prénom et tu ne dis pas d’où je viens, ok?» Une fois rassuré, il enchaîne: «Je vis là-bas depuis deux mois, j’y étais déjà l’an dernier, explique-t-il un peu stressé. Je suis en Italie depuis 7 ans, j’ai cherché du travail un peu plus loin vers le Nord, mais c’est difficile, je suis revenu pour la saison des olives, mais je ne veux pas rester ici
Pourquoi? «Il n’y a pas d’eau, l’hiver est trop froid et, si tu n’es pas du bon côté, on te frappe.» Ses yeux balaient à 360 degrés. Il regrette d’avoir entamé cette conversation. Il est jeune, 23 ans, mais son corps meurtri porte des cicatrices béantes. Qui est-ce qui vous frappe? «Je ne sais pas.» Et pourquoi? «Pour la nourriture parfois, c’est compliqué.» Il se lève. «Je dois partir maintenant
Plus tard, des Calabrais de la région acceptent de nous indiquer où se trouve le camp de San Ferdinando, tout en précisant qu’ils ne nous y accompagneront pas. Dans cette région touchée régulièrement par des épisodes de rébellion, opposant les migrants aux autorités et aux habitants, avec un pic de violence en 2010 comptabilisant plus de 60 blessés, chacun reste à sa place. «Si on veut pouvoir continuer à les aider, à les soigner, on ne peut pas dénoncer ce qui se passe dans ces camps, souligne un infirmier. S’ils étaient privés de l’intervention des ONG, certains ne survivraient pas à ces conditions de vie inhumaines
Impossible d’entrer dans le camp sans être accompagné d’un résident ou de la police. La particularité du site, c’est la création d’un camp «officiel» avec de grandes tentes et une surveillance policière constante, situé à quelques dizaines de mètres du camp «illégal», où sont conduits certains requérants à leur arrivée en Italie. Les immigrants du ghetto se sont révoltés cet été contre l’engagement financier et sécuritaire de l’état pour le camp «officiel», au détriment de la prise en charge humanitaire nécessaire dans tout le secteur (lire ici l’appel des migrants de San Ferdinando).

«D’un côté, mes frères sont enfermés mais mieux logés et, de l’autre, on est libre, mais dans des conditions sanitaires déplorables! C’est ça l’Italie, ils ont besoin de nous pour travailler alors quand ça les arrange, ils ferment les yeux.» Ce jeune Gambien raconte comment il se rend à vélo à des points de rencontres fixés par les «capos» locaux. «On doit y être très tôt, si on veut du travail. Parfois il y a des bagarres. Les plus faibles n’ont aucune chance.» Effectivement, à 5h30 du matin, des cyclistes fantomatiques, circulent par dizaines à Rosarno, capitale des cultures maraîchères calabraises. En pleine campagne, une dizaine d’Africains attendent à un petit carrefour. Plus loin, à l’angle d’une rue de Rosarno, ce sont huit jeunes qui patientent sur un muret. «Ils ont rendez-vous avec un «capo», assure un habitant du quartier. Certains viennent tous les jours.» Une camionnette arrive, ils s’engouffrent rapidement. Sans bruit. Les visages sont émaciés, la journée sera longue...

 
Le camp «officiel» de San Fernandino en Calabre. © Magali Girardin / Septembre 2017

Le camp «officiel» de San Fernandino en Calabre. © Magali Girardin / Septembre 2017

 

 Ce «business de la migration» émerge très rapidement lors des rencontres avec les exilés et la population. Alors que nous discutions avec deux Africains près d’un centre d’accueil, on assiste à une scène banale du quotidien. Une voiture klaxonne devant l’entrée. Un employé sort, discute avec le conducteur calabrais d’une cinquantaine d’années. Il fait demi-tour, hèle un jeune garçon qui n’a même pas le temps de chercher ses affaires avant de s’engouffrer dans le véhicule, qui file probablement vers une ferme de la région. «Ce n’est pas très légal, je sais, admet le responsable, mais je n’ai rien vu! Pour moi, si le jeune est correctement payé, je me dis que c’est tout ça de gagné pour lui. Les personnes qui viennent parfois chercher un ouvrier au centre d’accueil sont honnêtes
L’illégalité ne choque plus personne ici. Principal «employeur» de migrants, la mafia calabraise, opère sur plusieurs fronts, dont la prostitution et le travail au noir. Mais, selon la plupart des témoignages recueillis sur place, l’exploitation des migrants ne serait pas toujours liée à la puissante ’ndrangheta. «Il y a aussi des gens qui cherchent simplement à se faire de l’argent facile», affirme un responsable de projets d’accueil dans la région de Sant’Alessio in Aspromonte. Le 22 septembre dernier, la police a interpellé deux frères près de la station balnéaire de Paola, dans la province de Cosenza. Ils étaient soupçonnés d’avoir forcé des migrants à travailler, de les avoir mal nourris et surtout d’avoir imposé une rémunération inférieure de 10 euros aux Africains par rapport à celle versée aux Arabes et aux Asiatiques.

Mais aucun lien avec la ’ndrangheta n’a été établi. Il Quotidiano del Sud affirme: «Les enquêtes ont révélé des conditions de travail dégradantes, les travailleurs dormaient dans des cabanes, mangeaient à même le sol et étaient soumis à une surveillance étroite et sévère par les deux frères arrêtés.» Des situations qui reflètent toute l’ambiguïté de l’Italie, présentant un visage de terre d’accueil et d’intégration, où le fonctionnement historiquement clanique encourage l’émergence de tous les trafics. Dans une interview accordée en juillet au quotidien français La Croix, Fabrice Rizzoli, auteur de l’ouvrage La mafia de A à Z* et fondateur de l’association Crim’HALT, prônant l’implication de la société civile dans la lutte contre la criminalité, explique: «On vit dans un monde qui crée de la mafia. La manière dont les lois sont faites ou dont les drogues sont prohibées ouvre des opportunités qui organisent le crime.»  Selon ce spécialiste, peu d’enquêtes permettent de les enrayer, et les migrants restent une mine d’or  pour la ’ndrangheta. «Les mafieux ont beaucoup de sociétés de nettoyage, de restauration, des blanchisseries, qui leur permettent d’obtenir des marchés publics liés à l’accueil des migrants.» La réalité économique de la région explique en partie cette complexité. «Il n’y a plus de relève en Calabre, les jeunes partent chercher une vie meilleure à l’étranger, déplore un retraité. Qui va faire le boulot ici? Plus personne ne veut travailler dans l’agriculture et c’est à peu près tout ce qui reste dans l’économie de cette région, parmi les plus pauvres en Italie

Sur les sept millions de Calabrais recensés, deux millions vivent encore au pays et cinq à l’étranger. Dès lors, la nouvelle main-d’œuvre en provenance d’Afrique est du pain béni pour toute la région. Au-delà des exploitants privés, mafieux ou non, les collectivités publiques bénéficient aussi de l’apport de ces migrants. «Les communes n’ont plus les moyens d’entretenir les rues, de tailler les arbres ni d’assurer un service d’entretien régulier à la population, explique Paolo Mascaro, maire de Lamezia Terme. Depuis de nombreuses années, nous proposons aux coopératives hébergeant des migrants d’offrir une formation professionnelle certifiante à ces personnes qui leur permettra peut-être ensuite de trouver du travail plus facilement.» Si le principe d’une collectivité publique demandant des heures d’activité bénévole en échange d’un hébergement et d’une prise en charge étatique n’est pas choquant, en Calabre, un très large pan de l’économie, tant officielle que parallèle, dépend de ce «bénévolat».

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* Fabrice Rizzoli
La mafia de A à Z: 160 définitions pour un état des lieux, Tim Buctu éditions, 2015.