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Le refuge doré d’un homme d’affaires nigérian en Suisse

Avril 2017

Recherché pour corruption par la justice britannique, Kola Aluko a séjourné dans le pays de 2012 à 2016, avant de prendre la fuite. Entre Genève, Zoug et le Tessin, ce proche d’une ex-ministre du pétrole du Nigeria accumule un trésor occulte à l’aide de sociétés énergétiques offshore. Alerté par Londres, alors que l’homme se trouve encore en Suisse, le Parquet fédéral réclame un complément d’informations. Quelques mois plus tard, Kola Aluko disparaît dans la nature.
 

Vue aérienne de la propriété acquise par l’homme d’affaires nigérian Kola Aluko dans la commune tessinoise de Montagnola. © Montage: Alberto Campi / 2017

Vue aérienne de la propriété acquise par l’homme d’affaires nigérian Kola Aluko dans la commune tessinoise de Montagnola. © Montage: Alberto Campi / 2017

 

Recherché pour corruption par la justice britannique, Kola Aluko a séjourné dans le pays de 2012 à 2016, avant de prendre la fuite. Entre Genève, Zoug et le Tessin, ce proche d’une ex-ministre du pétrole du Nigeria accumule un trésor occulte à l’aide de sociétés énergétiques offshore. Alerté par Londres, alors que l’homme se trouve encore en Suisse, le Parquet fédéral réclame un complément d’informations. Quelques mois plus tard, Kola Aluko disparaît dans la nature.

 

Federico Franchini Avril 2017

Quelle est l’origine des fonds utilisés pour acquérir, le 3 avril 2014, une discrète villa dans la paisible commune tessinoise de Montagnola? Selon nos informations, la transaction s’élève à plus de 20 millions de francs, comprenant la maison, un bosquet et un jardin, l’ensemble disposé sur une surface de 13 000 m2. Un prix de rachat qui dépasse largement la valeur de marché, estimée à près de 14 millions. C’est précisément à cette question à 20 millions de francs que le procureur genevois Jean-Bernard Schmid cherche actuellement à donner une réponse. En octobre 2016, suite à une requête d’entraide britannique, il saisit des comptes appartenant à des sociétés offshore dont le bénéficiaire économique est le Nigérian Kola Aluko. En 2012 déjà, deux avant le rachat de la villa de Montagnola, cet homme d’affaires, proche d’une ex-ministre nigériane du pétrole, avait choisi le canton italophone comme lieu de résidence.

Le nom de ce quadragénaire comptant parmi les hommes les plus riches d’Afrique fait son apparition en Suisse en octobre 2015, lorsque le Crown Prosecution Services (CPS, ou Service des poursuites judiciaires de la Couronne) transmet une demande d’assistance à Berne. L’affaire porte sur un cas de corruption internationale. Les autorités britanniques repèrent d’importants transferts d’argent au Nigeria pour le compte de sociétés basées au Royaume-Uni via des entités gérées en Suisse. L’Office fédéral de justice délègue l’exécution de l’entraide au Ministère public de la Confédération (MPC), qui réclame un complément d’informations à Londres. «N’ayant pas reçu les éléments requis, nous avons informé le CPS que nous considérions le dossier comme clos», nous avait déclaré à l’époque une porte-parole du MPC.

Un an plus tard, à la mi-octobre 2016, Londres décide de s’adresser au Parquet genevois: c’est dans la cité de Calvin qu’est abritée la majeure partie des fonds visés par le CPS. Le 27 octobre, le procureur Jean-Bernard Schmid entre en matière et ouvre aussitôt une procédure pénale, comme il nous l’a récemment confirmé. Mais Kola Aluko avait déjà pris le large. Au terme de l’habituelle salve de recours, tous rejetés par le Tribunal pénal fédéral, les informations saisies vont bientôt prendre la route du Royaume-Uni. Outre-Manche, l’affaire a éclaté en septembre 2015, lorsque la police de Londres a interrogé Diezaini Alison-Madueke, la ministre du pétrole du Nigeria dans le gouvernement de l’ancien président Goodluck Jonathan, entre 2010 et 2015. Selon les enquêteurs britanniques, Kola Aluko aurait été un allié de poids de celle qui, en 2014, était devenue la première femme présidente de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole. Sous le règne de Goodluck Jonathan, l’homme d’affaires amasse l’essentiel de sa fortune.

C’est en 2011 que se nouent les relations d’affaires les plus douteuses. Le gouvernement nigérian confie à des conditions très favorables, et sans appel d’offre, des concessions pétrolières à deux sociétés de Kola Aluko: Seven Energy et Atlantic Energy, cette dernière ayant été créée à la veille de la signature de ces accords. «De cette façon, les sommes que l’État devait encaisser ont fini dans les poches des particuliers (…). Ces accords sont anti-constituionnels et illégaux», dénonçait Sanusi Lamido, ex-gouverneur de la Banque centrale nigériane. En 2012, Kola Aluko s’installe en Suisse, où il a déjà posé des jalons. À Genève, il détient plusieurs comptes bancaires. Comme le révèlent les Panama Papers, dans la ville du bout du lac réside le gérant du patrimoine du Nigérian. À Zoug, il établit, en 2011, une filiale d’Atlantic Energy par l’entremise d’un homme de paille avec passeport britannique. La société, qui louait des bureaux dans un luxueux bâtiment de Zurich, a été placée en liquidation le 30 octobre 2015. Soit quelques jours après que les ennuis d’Aluko ont commencé, comme le rappelait, en janvier 2016, l’ONG suisse Public Eye (à l’époque Déclaration de Berne) dans un article publié dans son magazine.

Toujours à Zoug, Kola Aluko devient partenaire de la compagnie aérienne helvétique Vista Jet, considérée comme la plus grande flotte privée au monde, destinée à une clientèle de prestige et aux membres de gouvernements, dont le Nigeria. Dans le voisin Lichtenstein, il décide de domicilier la Kola Aluko Foundation «créée pour inspirer, conseiller et supporter la future génération des leaders africains»... Les affaires à Genève et à Zoug, la vie privée au Tessin où, à son arrivée en 2012, il loue à une famille suisse la charmante Villa Rezzonica, dans le village de Porza, près de Lugano. De jour comme de nuit, la propriété est surveillée par des gardes armés. Lorsqu’il se porte acquéreur d’une villa à Montagnola, en 2014, Kola Aluko mène grand train.

Dans son pays, l’homme tombe en disgrâce à l’automne 2015, lorsque Muhammadu Buhari, le nouveau président du Nigeria, décidé de faire le ménage dans le secteur pétrolier et de traquer les avoirs pillés sous l’administration Jonathan. Quelques mois plus tard, il perd les traces de Kola Aluko. Selon nos informations, il se terre actuellement à Accra, la capitale du Ghana, où il bénéficierait d’appuis politiques. En mai 2016, les autorités nigérianes entrent en jeu et requièrent le séquestre des biens de Kola Aluko. Dans les documents de la Haute Cour de Lagos, dont La Cité a obtenu une copie, on (re)découvre plusieurs relations bancaires ouvertes en Suisse, dont les comptes saisis à Genève. Les sommes ne laissent pas indifférent: 40 millions de dollars auprès de la Deutsche Bank et 25 millions à la LGT Bank. Mais seulement un million à la Corner Bank de Lugano... Selon Lagos, Kola Aluko aurait personnellement entériné des versements provenant de la vente de brut dans les comptes suisses d’Atlantic Energy auprès de LGT Bank et de BNP Paribas. Toujours selon les documents nigérians, Kola Aluko et ses complices ont livré très exactement 7’351’867 barils de pétrole brut à une filiale britannique de Glencore, géant mondial du négoce de matières premières basé à Zoug. En contrepartie, Glencore a versé 811 millions de dollars dans trois comptes séparés au nom d’Atlantic Energy, dont 83 millions à la Deutsche Bank de Genève sur le compte d’une filiale d’Atlantic Energy.

La Haute Cour de Lagos dresse aussi la liste détaillée des biens de l’homme d’affaires: le yacht Galactica, une collection de montres, trois avions, 58 voitures, des propriétés immobilières en Californie, à Manhattan, Londres et Dubaï. Ainsi qu’une propriété foncière en Suisse. Le nom du village où elle se situe n’est pas écrit correctement. Mais il s’agit du terrain de Montagnola, dont le titulaire est Monta Real Estate SA, société dotée d’un capital social d’un million de francs, domiciliée au Tessin auprès d’une société de révision et d’expertise comptable créée à Zoug en mars 2014, treize jours avant le rachat de la villa et de la parcelle de Montagnola. Monta Real Estate SA est présidée par Teniola Edu, une citoyenne irlandaise née au Nigeria, titulaire d’un permis B au Tessin valable jusqu’en 2020. Femme de l’autre seul membre de la société, Kola Aluko.

 

 
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Les failles internes de la BSI dans le scandale du siècle en Malaisie

6 décembre 2016

Yak Yew Chee, banquier «superstar» de l’établissement tessinois BSI à Singapour, vient de plaider coupable dans le cadre du détournement du fonds souverain malaisien. Ses aveux pointent la défaillance du contrôle interne, ou compliance, de l’établissement. Des documents en notre possession montrent la facilité avec laquelle il est possible de contourner ce dispositif censé détecter les agissements frauduleux.

Siège de la BSI à Lugano. © Alberto Campi / Mai 2016

Siège de la BSI à Lugano. © Alberto Campi / Mai 2016

 

Yak Yew Chee, banquier «superstar» de l’établissement tessinois BSI à Singapour, vient de plaider coupable dans le cadre du détournement du fonds souverain malaisien. Ses aveux pointent la défaillance du contrôle interne, ou compliance, de l’établissement. Des documents en notre possession montrent la facilité avec laquelle il est possible de contourner ce dispositif censé détecter les agissements frauduleux.

Federico Franchini et Fabio Lo Verso 6 décembre 2016

Dans l’énorme scandale politico-financier «1MDB», du nom du fonds souverain malaisien pillé par des banquiers sans scrupules, la première condamnation est tombée le 11 novembre dernier. Yak Yew Chee, ex-banquier de la BSI à Singapour, a reconnu avoir falsifié des documents et avoir omis de dénoncer des transactions suspectes liées au financier malaisien Low Taek Jho, mieux connu sous le nom de Joh Low. Le condamné écope de quatre mois et demi de prison. Grâce à ces aveux, la justice de la cité-État a pu reconstituer le détournement de 110 millions de dollars échouant sur les comptes personnels de Joh Low, le cerveau de l’immense fraude de 790 millions de dollars au préjudice du fonds 1MDB (voir graphique ci-dessous en anglais).
Ce schéma fait la lumière sur les banques suisses choisies par Joh Low pour mener à bien son dessin illicite: Falcon, BSI, Coutts et Rotschild. Ce que, en revanche, ce tableau n’affiche pas, c’est l’impéritie du contrôle interne, ou compliance, de la tessinoise BSI, la banque la plus impliquée à ce jour dans le montage frauduleux. Pour ces manquements, en Suisse, elle a été condamnée à la dissolution (dossier complet dans La Cité de juin 2016: cliquez ici).

Des documents en notre possession montrent la facilité avec laquelle il a été possible de contourner la compliance, un dispositif censé faire barrage aux turpitudes financières. L’exemple que nous détaillons met en scène la complicité de Joh Low et Yak Yew Chee. Le 20 novembre 2012, le premier demande de l’assistance au second au sujet d’une lettre à faire parvenir au CEO de la Rotschild Trust de Zurich. Il s’agit de donner des explications concernant le transfert de 110 millions de dollars vers un compte ouvert au nom de Selune Ltd. L’ordre de transfert date du 7 novembre 2012.  
 
Cette somme ne représente qu’une partie des 790 millions de dollars détournés à partir de 1MDB Energy (Langat) Ltd, une filiale du fonds souverain malaisien. Comme le montre le schéma, au moment où Joh Low invoque l’aide de Yak Yew Chee, les millions ont déjà transité par plusieurs banques suisses. Dans le détail, le 2 novembre, 153 millions atterrissent sur un compte à la BSI au nom de la société ADKIM (Abu Dhabi-Kuwait-Malaysia Investment Corporation), dont le seul bénéficiaire était Joh Low. Trois jours plus tard, le 5 novembre, la même somme se retrouve sur un compte à la BSI appartenant à Low Hock Peng, père de Joh Low. Le lendemain, le 6 novembre 2012, un membre du Compliance Office de BSI qualifie de «nébuleux» (neboulus) ces transferts d’argent entre Joh Low et son père et «inacceptables du point de vue de la compliance» (not acceptable in Compliance’s view). Joh Low, agacé, se justifie via un e-mail qu’il adresse à Yak Yew Chee, en mettant en copie des hauts cadres de la filiale de Singapour. Ce simple mail suffit à débloquer la situation. Le 7 novembre, Joh Low peut tranquillement recevoir, sur son compte personnel, 150 millions de dollars en provenance du compte de son père, dans lequel il avait préalablement injecté 153 millions via sa société ADKIM. Le même jour, il transfère 110 millions sur le compte de la société Selune Ltd auprès de Rotschild Bank Ag de Zurich.

La banque Rotschild demande aussitôt des informations complémentaires. C’est à ce moment que Yak Yew Chee entre lourdement en scène. Il reçoit de Joh Low un e-mail contenant un draft pour une lettre de référence. Il demande à Yak de l’appeler pour en discuter. Après discussion, le banquier singapourien lui renvoie une lettre dans la quelle il certifie la qualité de la famille Low, les fondements de sa richesse ainsi que le haut niveau de procédure de compliance de la BSI, appliquée dans le respect des lois suisses et singapouriennes…

Rédigée sur un papier officiel de BSI, la lettre est signée par Yak Yew Chee... au nom de la banque tessinoise. Mais l’établissement ne l’avait à aucun moment autorisé à écrire et à envoyer une telle missive, ce dont le Singapourien était conscient. Ce type de communication, qui doit passer par le département juridique, nécessite une double signature. Les procureurs singapouriens soulignent que l’accusé savait pertinemment que le contenu de la lettre induisait en erreur «en donnant la fausse impression les 110 millions de dollars appartenaient au père de Joh Low». Yak Yew Chee était également à connaissance que cet argent avait été transféré sur le compte du père via un autre compte ouvert auprès de la banque Coutts à Zurich, dont le seul bénéficiaire économique était le même Joh Low. Le Singapourien détenait ainsi un indice solide pour soupçonner queces transfert «pouvait être totalement le produit d’un acte criminel», poursuit la justice de la cité-État.
 
Yak Yew Chee «a néanmoins procédé à la signature de la lettre pour Rothschild malgré (…) le fait que ladite lettre ait été conçue pour cacher l’origine de l’argent», relèvent les procureurs singapouriens, en ajoutant qu’«il était impatient de gagner un avantage en faisant une faveur à Joh Low qui, par ses liens, était son client le plus important». Ainsi faisant, il à violé la loi de Singapour. Devant la justice singapourienne, Yak Yew Chee reconnaît avoir bénéficié d’un client comme Joh Low et que ces transactions avaient eu un impact direct sur ses bonus. Pour sa part, la banque Rotschild n’a pas mené d’enquête supplémentaire auprès de la BSI sur le transfert de ces 110 millions de dollars. Alors que l’établissement tessinois assure aux autorités de Singapour qu’elle n’aurait pas autorisé l’envoi de la lettre si elle avait été à connaissance de son contenu.

Des dizaines de millions de dollars ont ainsi pu être transférés à travers plusieurs banques suisses et sociétés offshore, alors qu’un montant dépassant les 100 millions de dollars a pu impunément passer du compte du fils Low à celui de son père, et ce dans la même banque, la BSI, en contournant les mesures de compliance par un simple e-mail et une lettre falsifiée. En février 2014, le même Yak Yew Chee utilise le même stratagème en demandant au chef au Yacht and Shipping Finance de BNP Paribas à Genève de le couvrir. Encore une fois, la lettre est rédigée sur un papier en-tête de la BSI portant, cette fois-ci, deux signatures: celles du Singapourien et d’une collaboratrice de son team. Dans cette autre enquête, la BSI a affirmé aux autorités de Singapour qu’elle n’aurait jamais autorisé une telle missive, dans laquelle il est notamment affirmé que «the Low Family’s cumulative net worth is approximately USD 1,63 billions» (la fortune cumulée de la famille Low représente approximativement 1,63 milliard de dollars étasuniens). Pour rappel, le nom de BNP Parisbas ne figure pas dans l’enquête 1MBD. Des enquêtes en lien avec le fonds souverain malaisien sont actuellement menées dans au moins six pays, don les États-Unis et la Suisse, où le Ministère public de la Confédération a ouvert une procédure contre Hans-Peter Brunner, supérieur hiérarchique de Yak Yew Chee ains que contre le responsable du service juridique et compliance de la banque.

À l’époque, au siège luganais de BSI, au lieu d’inquiéter sérieusement la hiérarchie, les résultats de Yak Yew Chee suscitent l’euphorie. À l’approche de Noël 2011, Alfredo Gysi, à l’époque directeur général de la banque, lui adresse une lettre élogieuse: «Hanspeter m’a parlé du boulot fantastique et du business success que tu as réalisés dans les semaines passées (...) Merci pour ton immense contribution non seulement à la croissance de notre nouveau business en Asie mais aussi en faveur de l’ensemble du groupe BSI.» Les années suivantes, le salaire de Yak Yew Chee passe de 500 000 dollars à un million; ses bonus, eux, prennent l’ascenseur et atteignent la somme de 10,5 millions de dollars en 2014. La croissance de BSI en Asie est phénoménale. Selon son rapport annuel, la Singapore branch de la banque double en 2014 ses bénéfices nets. En Malaisie, le scandale a éclaboussé le chef du gouvernement, Najib Razak, après des révélations selon lesquelles il aurait perçu un milliard de dollars de financements à travers le fonds souverain. En juillet dernier, les banques suisses UBS et Falcon Bank ont été sanctionnées financièrement à Singapour pour des manquements dans la lutte contre le blanchiment d’argent liés à ce scandale. Falcon Bank avait été contrainte d’y cesser ses opérations, devenant la deuxième banque suisse interdite d’activité à Singapour après la BSI, contrainte en mai d’y fermer sa filiale pour des raisons similaires.

 
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Lever de fourches contre Monsanto

16 septembre 2016

Intoxiqué par un herbicide, l’agriculteur Paul François a remporté en septembre 2015 une victoire historique contre le géant américain de l’agrochimie. Une première en France, où un autre agriculteur, Jean-Marie Desdions, victime d’un cancer, attend une décision de justice à Lyon. Les deux hommes sont à la tête de l’association Phytovictimes, qui enregistre l’engagement croissant de paysans français. En plein débat européen sur l’autorisation du glyphosate et du Roundup de Monsanto, le combat de ces agriculteurs résonne au-delà de l’Hexagone.

© Charlotte Julie / 2016

© Charlotte Julie / 2016

 

Intoxiqué par un herbicide, l’agriculteur Paul François a remporté en 2015 une victoire historique contre le géant américain de l’agrochimie. Une première en France, où un autre agriculteur, Jean-Marie Desdions, victime d’un cancer, attend une décision de justice à Lyon.

 

Daphné Gastaldi WeReport I Lyon 16 septembre 2016

Un foulard noir dans les cheveux, les femmes d’agriculteurs ont manifesté début mars dans les rues de Bayeux, en Normandie. Perchées sur des tracteurs, elles ont défilé pour soutenir leurs compagnons et maris, alors qu’un agriculteur se suicide tous les deux jours en France, pris dans la spirale de la crise. La troisième cause de mortalité après les cancers et les maladies cardiovasculaires, d’après la Mutualité sociale agricole. «Il ne faut pas oublier que les difficultés économiques s’aggravent encore plus si la santé s’affaiblit et que vous ne pouvez plus vous occuper de votre ferme», commente Jean-Marie Desdions, esquinté par huit ans de chimiothérapie. Lui, ce sont les pesticides qui ont rongé sa santé, plus que la chute des cours des produits agricoles et fermiers.
En 2001, suite à une fracture spontanée, les médecins effectuent des analyses poussées et découvrent un myélome, un cancer de la moelle osseuse, chez cet agriculteur de Vailly-sur-Sauldre (Centre-Val de Loire), causé par une exposition répétée aux pesticides. Trente ans qu’il désherbait ses champs de maïs avec du Lasso, un herbicide composé de chlorobenzène et d’alachlore, produit par le géant de l’agrochimie et des OGM, Monsanto. «Le Lasso, ça marchait très bien. Le chlorobenzène permettait d’avoir une meilleure pénétration cellulaire. Ah, ça nettoyait les champs!», ironise-t-il. D’après lui, la multinationale américaine «a menti» sur la dangerosité du produit. «Sur des bidons que j’ai utilisés, c’était indiqué ‘étant donné la faible toxicité de ce produit, aucune protection de l’utilisateur n’est nécessaire’. Alors, qu’est-ce que vous voulez faire?», lâche-t-il énervé, ses yeux clairs écarquillés. à cette époque, la toxicité du Lasso était pourtant connue, le produit ayant été interdit dans d’autres pays comme le Canada, en 1985, la Belgique ou le Royaume-Uni.

Après quatre ans de bataille juridique, l’agriculteur espère une condamnation de Monsanto cette année, au tribunal de grande instance de Lyon, où se trouve le siège social de Monsanto France. «J’ai obtenu la reconnaissance de la maladie professionnelle, parce que ma pathologie a été associée à la molécule qui m’a intoxiqué. J’ai eu de la chance par rapport aux autres agriculteurs», explique-t-il. Conscient des dangers de l’agriculture intensive, Jean-Marie Desdions s’oriente désormais vers une culture légumière sans pesticide, avec son fils. En parallèle, il milite pour que les molécules les plus dangereuses ne soient plus utilisées dans les champs. Ce combat le conduira à arpenter les couloirs du Sénat français. Près de lui, Paul François ne quitte pas son téléphone. Très sollicités, les deux hommes à la tête de l’association Phytovictimes plaident pour la création d’un fond d’indemnisation des victimes de pesticides, avec leur avocat Maître François Lafforgue. Sur le revers de sa veste en tweed gris, on ne peut ignorer le ruban rouge de la légion d’honneur. Paul François est le premier agriculteur à avoir lancé l’alerte et attaqué le géant de l’agrochimie à cause de ce pesticide nocif, commercialisé sous le nom de Lasso. Ce céréalier de Charente pratiquait à l’origine une agriculture intensive avec une monoculture de maïs et une culture de blé et de colza, sans réaliser l’impact sanitaire et environnemental des phytosanitaires répandus en grande quantité.

Paul François, président de l’association «Phytovictimes» vu par © Bernard Gaudillère / Paris, 15 mars 2016

Paul François, président de l’association «Phytovictimes» vu par © Bernard Gaudillère / Paris, 15 mars 2016

La prise de conscience se fera au péril de sa vie. Le 27 avril 2004, alors qu’il vérifiait une cuve en pensant qu’elle était vide, il inhale des vapeurs toxiques, un mélange d’alachlore et de monochlorobenzène. Du Lasso encore. S’ensuit un coma, des troubles neurologiques, des maux de tête violents qui le conduisent à la Pitié-Salpêtrière à Paris. Son pronostic vital est engagé à plusieurs reprises, d’autant plus que les médecins ne font pas tout de suite le lien avec le Lasso, malgré l’insistance de la famille. C’est notamment grâce à l’intervention du professeur André Picot que Paul François parvient à s’en sortir. Au même moment, le célèbre toxico-chimiste du CNRS conseille l’utilisation d’une algue, la chlorella, pour guérir le président ukrainien Viktor Ioutchencko, empoisonné à la dioxine en septembre 2004. Ce traitement expérimental est également testé sur Paul François pour éliminer les toxiques de son corps. Depuis, les crises les plus violentes ont disparu, même s’il garde des séquelles et des troubles neurologiques.

Pendant ces mois passés à l’hôpital, l’attitude de Monsanto intrigue la famille de Paul François qui enquête, à ses frais, sur l’herbicide incriminé. «Ma famille a fait analyser le produit dans un laboratoire reconnu par la Cour d’appel de Paris: 49% d’alachlore et 50% de monochlorobenzène hautement toxique. Quand André Picot a vu ça, il était très surpris que les agriculteurs manipulent un produit aussi concentré», se rappelle-t-il. Tenace, la famille ne s’arrête pas là. Elle s’interroge sur la bonne foi d’un médecin qui insiste sur des causes psychiatriques de la maladie, en mettant de côté l’inhalation des vapeurs. «Sur internet, mon frère a fait une recherche sur mon médecin du centre d’information toxicologique de l’hôpital Fernand Widal, et on s’est rendu compte qu’il avait été invité à un colloque de Monsanto à Saint-Louis, le siège de la firme aux États-Unis», lâche Paul François d’un ton suspicieux. Cette découverte agira comme un déclencheur, sans compter les sous-entendus de Monsanto pour trouver un «arrangement» avec la famille en cas de malheur. Au terme de sa convalescence, Paul François décide alors d’attaquer la firme pour avoir caché le danger du Lasso et pour faire reconnaître son empoisonnement. Un événement inattendu lui donne des ailes: le Lasso est retiré du marché français le 28 avril 2007, après l’interdiction de l’alachlore, en 2006, dans l’Union européenne.

Pour éviter le délai de prescription, Paul François lance la bataille en 2007, et remporte une victoire le 10 septembre 2015, lorsque la Cour d’appel de Lyon reconnaît la responsabilité de Monsanto. Par communiqué de presse, la multinationale se défend: «La faute alléguée n’existe pas et la décision est d’autant plus surprenante que Paul François a déclaré publiquement et à plusieurs reprises ne pas s’être protégé et n’avoir pas suivi les recommandations indiquées sur l’étiquette (...) La décision n’est pas définitive et il appartiendra aux juridictions civiles, notamment à la Cour de cassation, de se prononcer sur la question de la responsabilité de Monsanto dans cette affaire.» Malgré ce pourvoi en cassation, la brèche est ouverte. «C’est une étape importante pour tous les professionnels et toutes les autres victimes des pesticides qui espèrent voir enfin confirmée la responsabilité des firmes dans la survenue des maladies qui les touchent. Il est temps que ces firmes cessent d’exposer des pans entiers de populations à ces produits dont la toxicité et la dangerosité n’est plus à démontrer», explique dans un communiqué Maria Pelletier, présidente de l’ONG Générations futures et impliquée dans la fondation de Phytovictimes. Depuis cette décision, l’association croule sous les demandes d’agriculteurs. Créée en 2011, présidée par Paul François, elle traite aujourd’hui près de 200 dossiers révélant de maladies récurrentes chez les agriculteurs au contact de pesticides: Parkinson, myélomes, cancers de la vessie et de la prostate, cancers du pancréas.

Autant de preuves qui confortent Paul François de l’intérêt de son combat. Impatiemment, il attend le pourvoi en cassation dans les prochains mois, notamment pour régler la question des indemnités, après une lutte exténuante qui dure depuis près de dix ans: «Monsanto a multiplié les procédures en faisant appel à des intervenants extérieurs juridiques, à des toxicologues ou des scientifiques grassement payés. Des personnes qui ont pignon sur rue et qui n’hésitent pas, quelques semaines plus tard, à vous offrir leurs services, alors qu’ils ont défendu Monsanto juste avant, explique Maître François Lafforgue devant les étagères remplies de dossiers, dans son cabinet parisien. Cette stratégie consiste à étouffer l’adversaire en terme de délais et financièrement.» Sans parler de la pression morale sur Paul François, qui a failli laisser tomber à plusieurs reprises. «Monsanto a diligenté un huissier pour écouter mes interventions lors de débats où j’étais invité. Si j’avais le malheur de me tromper dans une date, ils disaient que je mentais pour me déstabiliser. Et puis, il y a la pression financière du procès, j’ai déboursé plus de 30 000 euros et il faut que je trouve encore 6 000 euros pour la cour de cassation

Rien ne semble freiner l’agriculteur. Tête de proue de ce combat contre les pesticides, invité dans les commissions européennes ou dans des conférences internationales, il est devenu un acteur incontournable sur la question des pesticides. Aujourd’hui, il réclame une évaluation fiable des produits par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en France, et le retrait des produits les plus nocifs. L’agriculteur espère que la lacune des données sur les liens entre cancer, pesticides et agriculteurs — hormis la controversée étude Agrican — sera comblée. Des données qu’il anticipe: «Dans dix ans, on aura toutes les études et on verra l’hécatombe dans le monde agricole.» Afin d’éviter cette «hécatombe», l’association dénonce également l’herbicide numéro un de Monsanto utilisé à échelle planétaire, le Roundup. En conseil d’administration le 18 mars dernier, les agriculteurs de Phytovictimes ont décidé de soutenir le collectif des six ONG environnementales — Global 2000, PAN Europe, PAN UK, Générations Futures, Nature et Progrès Belgique et wemove.fr — qui a porté plainte début mars contre des industriels comme Monsanto, et contre l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA) pour distorsion d’analyses scientifiques afin de prouver l’innocuité du glyphosate. Il s’agit d’un principe actif utilisé dans les herbicides, que l’on retrouve dans le célèbre Roundup, associé à du détergent.

Contrairement aux conclusions de l’AESA, cette substance chimique est considérée comme un «cancérogène probable pour l’homme» par le Centre international de recherche sur le cancer, une agence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Or, le glyphosate est l’herbicide le plus répandu dans le monde, utilisé dans plus de 130 pays en 2010. De 600 000 tonnes en 2008, la production mondiale de glyphosate est passée à 720 000 tonnes en 2012, selon les données du CIRC. En portant plainte, les ONG maintiennent ainsi la pression sur la Commission européenne, alors qu’un comité d’experts doit statuer sur le renouvellement de l’autorisation du glyphosate, qui expire fin juin 2016. Bruxelles prévoyait de renouveler l’autorisation de ce désherbant jusqu’en 2031, selon un article du Monde daté du 7 mars. Mais cette controverse sur le risque sanitaire du glyphosate divise les Européens au point que le vote sur l’autorisation du glyphosate a été reporté sine die, au grand dam des industriels. Des pays comme la France, l’Italie et la Suède, ont déjà prévenu qu’ils voteraient «non».

 
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«Panama Papers», la consécration des enquêteurs sans frontières

10 juin 2016

OffshoreLeaks, LuxLeaks, SwissLeaks et Panama Papers. Pivot de ces enquêtes aussi gigantesques que retentissantes, le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) impose avec éclat le modèle de «journalisme collaboratif» globalisé. Derrière cette réussite, il y a l’apport financier de fondations philanthropiques et de donateurs. Face à une industrie médiatique en déclin, le mécénat redonne ses lettres de noblesse au journalisme d’investigation. Avec Maïté Darnault en France, et Robert Schmidt en Allemagne / WeReport

© Charlotte Julie / 2015

© Charlotte Julie / 2015

 

 
OffshoreLeaks
, LuxLeaks, SwissLeaks et Panama Papers. Pivot de ces enquêtes aussi gigantesques que retentissantes, le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) impose avec éclat le modèle de «journalisme collaboratif» globalisé. Derrière cette réussite, il y a l’apport financier de fondations philanthropiques et de donateurs.

 

Fabio Lo Verso en Suisse Maïté Darnault en France et Robert Schmidt en Allemagne 10 juin 2016

Follow the money, Suivez l’argent. De cette injonction, le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) en a fait sa devise. Le fil rouge des tonitruants scandales financiers dévoilés en série depuis 2013, l’année des OffshoreLeaks, puis en 2014 les LuxLeaks, l’an dernier les SwissLeaks, à présent les Panama Papers. Cette affaire est la plus grosse fuite de tous les temps en matière de fraude et d’évasion fiscale. À chaque fois, les moyens mobilisés par l’ICIJ, tant techniques que financiers, se sont amplifiés. Follow the money, cela marche aussi dans l’autre sens. Qui finance dès lors l’ICIJ et sa machine à leaks?
Ce réseau mondial d’enquêteurs aguerris, créé en 1997 à Washington, reçoit un peu plus d’un million de dollars par an du Center for Public Integrity (CPI), un organisme de veille et d’information sur le crime et la corruption dans le monde. Avec une totale transparence, le CPI affiche publiquement sur son site la longue et impressionnante liste de ses fidèles bienfaiteurs. Parmi les plus généreux figurent le Omydar Network Fund, du nom du fondateur d’e-Bay, Pierre Omydar, avec un apport de 3,2 millions de dollars en 2014 (dernière année comptable disponible), puis en deuxième position la Laura and John Arnold Foundation avec 2,8 millions, talonnée par l’Open Society Foundations du milliardaire Georges Soros, célèbre pour ses activités de spéculation sur les devises et les actions. Toujours en 2014, cette fondation a versé 2,5 millions de dollars au CPI. Sur son site personnel, Georges Soros, qui finance également Human Rights Watch, tient à souligner que «ses activités sont séparées de celles de l’Open Society».
La fondation Ford compte aussi parmi les «grands donateurs», avec 1,2 million de dollars. Cette organisation philanthropique, basée à New York, soutient des projets tels que la défense de la démocratie, la réduction de la misère ou la promotion de la bonne entente entre nations. «Elle n’a aucun lien avec l’entreprise Ford Motor Company», s’empresse de préciser Gerard Riley, directeur de l’ICIJ, répondant aux questions de La Cité. On trouve ensuite, avec un million de dollars, la fondation Park, du magnat Roy H. Park, l’un des plus généreux contributeurs aux États-Unis du mouvement anti-fracking, contre l’extraction du gaz de schiste.

Certaines de ces entités philanthropiques jouent les arrosoirs et financent à la fois la maison-mère CPI et sa fille, l’ICIJ. C’est le cas de l’Open Society et de la fondation Ford, mais également de l’Hollandaise Adessium Foundation, créée par la richissime famille Van Vliet. Retenez ces trois fondations: elles financent aussi le Global Investigative Journalism Network (GIJN) organisation à but non lucratif fondée en 2003 dans le but de soutenir et promouvoir le journalisme d’investigation. Membre du GIJN, du conseil de direction de investigative.ch et du conseil consultatif du journalismfund.eu, Serena Tinari, journaliste italo-suisse installée à Berne, a vécu de l’intérieur l’éclosion puis le succès du «journalisme collaboratif» à l’échelle mondiale. En 2010, grâce à ses retentissantes enquêtes sur l’industrie pharmaceutique, elle a été invitée à rejoindre l’ICIJ. Elle porte un regard aiguisé sur «ces années où tout a changé», quand l’investigation, asphyxiée par la compression des coûts dans les rédactions, a retrouvé des couleurs grâce aux organisations à but non-lucratif. «Aujourd’hui, le journalisme d’enquête à plein temps peut uniquement être exercé dans des rédactions financièrement dotées, comme le New York Times ou le Guardian, ou... dans les nouvelles entités financées par des fondations non-profit», analyse-t-elle. Fondations qui sont à leur tour alimentées par des milliardaires anciens et nouveaux, sur lesquels pèse souvent le soupçon de tirer les ficelles et d’orienter les enquêtes, selon l’adage «qui paie commande».

Grand reporter au Monde, membre de l’ICIJ, Serge Michel a participé, depuis les Offshore Leaks jusqu’aux Panama Papers, au travail coordonné par le consortium. En matière d’indépendance financière, «je n’ai jamais senti aucune faille», affirme-il à La Cité. «C’est juste que ce type de financement n’est pas encore répandu en Europe.» Il semble en revanche entré dans les mœurs aux États-Unis, où ce sont aussi des fondations qui remplissent les caisses de National Public Radio ou de ProPublica. Cette agence d’investigation online est soutenue par une fondation à but non-lucratif qui lui alloue 10 millions de dollars par an.

Née en 2008 et installée à deux pas de Wall Street, à New York, ProPublica a décroché à trois reprises en huit ans le prix Pulitzer, la plus prestigieuse récompense du journalisme américain d’investigation. L’agence est devenue une référence planétaire avec ses enquêtes d’intérêt public qui peuvent prendre plusieurs mois et couvrir des dizaines de pages. Il a fallu, par exemple, plus de soixante feuillets pour raconter le macabre système d’injections létales délibérément effectuées aux patients qui n’auraient pas pu être évacués du Memorial Medical Center de la Nouvelle-Orléans, au moment du passage de l’ouragan Katrina. Les mécènes de ProPublica, un couple de milliardaires californiens, déclarent ne jamais intervenir dans la vie de la rédaction. Le rédacteur en chef, Stephen Engelberg, affirme ne subir aucune pression de la part de lobbies politiques ou économiques, ni de la part de tout donateur. «Nous avons séparé la levée de fonds des projets d’investigation, déclare-t-il. Ainsi, les philanthropes nous donnent de l’argent, mais nous ne leur disons pas à l’avance sur quoi nous allons enquêter. Ils ne sont pas mêlés à nos choix rédactionnels

En Allemagne, il existe Correctiv, basée à Essen et à Berlin. «Cette organisation à but non-lucratif a fait parler d’elle grâce à d’excellentes enquêtes comme celle portant sur les bactéries dans les hôpitaux», explique à La Cité Frederic Obermaier, journaliste d’investigation de la Süddeutsche Zeitung, le quotidien allemand à l’origine des Panama Papers. «Dans la presse quotidienne régionale allemande, le journalisme d’investigation est très peu développé et Correctiv peut combler ce fossé, estime-t-il. Il est aussi arrivé que Correctiv se penche sur des sujets déjà bien traités par des médias établis. Cette concurrence est enrichissante car elle contribue à révéler des nouvelles informations. Elle ne devrait néanmoins pas être le premier objectif de ce type d’organisation. Sa force est de pouvoir se consacrer aux sujets négligés par les grands médias

La création de l’ICIJ en 1997 au sein du CPI, huit ans après le lancement de ce dernier en 1989, répondait déjà à la philosophie de Correctiv: «La globalisation [...] exerce des pressions extraordinaires sur les sociétés humaines», «des groupes audiovisuels et de grands journaux ont fermé leurs bureaux à l’étranger, réduit les budgets de reportage et ont démantelé leurs équipes d’investigation. Nous perdons nos yeux et nos oreilles sur le globe précisément au moment où nous en avons le plus besoin», analyse le consortium de journalistes sur son site web. Après les OffshoreLeaks, les LuxLeaks et les SwissLeaks, les Panama Papers imposent le modèle de «journalisme collaboratif», que l’ICIJ incarne désormais avec éclat. Socle financier de ces enquêteurs sans frontières, le CPI tire 98,6% de son budget des bourses et dotations provenant de fondations, ainsi que de donations directes. L’ICIJ, qui a bénéficié de 1,5 million de dollars en 2014, soit 18,5% des dépenses globales du CPI, semble assuré de bénéficier d’un financement durable.

 
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Débâcle de la BSI: le jeu trouble d’une banque d’assaut

5 juin 2016

Pris dans le gigantesque scandale du fonds souverain malaisien, BSI, le principal institut bancaire tessinois, provoque un tsunami financier. Pour la première fois en Suisse, une banque est rayée de la carte par les autorités. Six autres sont dans le viseur de la justice. Radiographie d’un désastre.

Siège de la BSI à Lugano. © Alberto Campi / Juin 2016

Siège de la BSI à Lugano. © Alberto Campi / Juin 2016

 

Pris dans le gigantesque scandale du fonds souverain malaisien, BSI, le principal institut bancaire tessinois, provoque un tsunami financier. Pour la première fois en Suisse, une banque est rayée de la carte par les autorités. Six autres sont dans le viseur de la justice. Radiographie d’un désastre.

Federico Franchini et Fabio Lo Verso 5 juin 2016

Le 24 mai 2016 est à marquer d’une pierre noire dans l’histoire bancaire helvétique. Pour la première fois, une banque va être dissoute sur ordre d’une autorité étatique. Ce jour-là, BSI, principal établissement tessinois, est mis à mort par la FINMA, le gendarme financier suisse. Motif: «La banque a gravement enfreint les dispositions relatives au blanchiment d’argent et l’exigence de garantie d’une activité irréprochable.» Le cadre est celui de l’«affaire 1MDB», du nom du fonds souverain de Malaisie — 1Malaysia Development Berhad — d’où 4 milliards de dollars ont été détournés. Ce scandale financier ébranle le pays asiatique depuis plus d’un an.
La FINMA, qui signe un réquisitoire sans précédent, décide aussi de confisquer à BSI 95 millions de francs. «C’est le deuxième montant confiscatoire le plus élevé à l’encontre d’une banque suisse, après celui qui a frappé UBS en lien avec le scandale de la manipulation des devises», précise Mark Branson, directeur de la FINMA. Le même jour, le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre une enquête pénale contre BSI sur la base des conclusions de la FINMA. Ce déluge de feu se poursuit avec le retrait de la licence bancaire de BSI à Singapour, épicentre géographique de ce scandale à tiroirs multiples. 

C’est dans la cité-État asiatique que tout a commencé. En octobre 2009, Hanspeter Brunner est nommé à la tête du bureau local de BSI. La banque entend se développer en Asie et Singapour est the place to be, où transitent les dollars des nouveaux riches du continent asiatique. BSI décide de miser sur ce banquier réputé, un homme qui avait auparavant fait preuve de son talent au service d’une banque rivale, la RBS Coutts de Zurich. Dans ses bagages, Brunner emmène la septantaine de gestionnaires de fortune qui collaboraient avec lui pour RBS Coutts. Un exode sans précédent dans l’histoire bancaire. «Nous avons attiré les grands talents chez BSI et nous n’avons pas encore terminé», déclarait-il fièrement au Financial Times.

Des «grands talents» qui emportent avec eux les portefeuilles munis des clients les plus riches d’Asie. Parmi les «stars» qui passent de RBS Coutts à BSI, il y a Yak Yew Chee, un banquier très expérimenté qui gère les comptes liés au 1MBD et ceux de l’homme d’affaire Jho Low, étoile montante de l’entrepreneuriat d’assaut en Malaisie, proche du premier ministre Najib Razak. Un afflux de clients et de capitaux qui vaut à Hanspeter Brunner d’être élu meilleur banquier privé asiatique en 2010, et d’être propulsé au sein du Group Executif Board de BSI, où sont prises les décisions stratégiques.

À la maison mère de Lugano, on jubile. À l’approche de Noël 2011, Alfredo Gysi, à l’époque directeur général de la banque, adresse une lettre élogieuse à Yak Yew Chee: «Hanspeter m’a parlé du boulot fantastique et du business success que tu as réalisés dans les semaines passées (...) Merci pour ton immense contribution non seulement à la croissance de notre nouveau business en Asie mais aussi en faveur de l’ensemble du groupe BSI.» Les années suivantes, le salaire de Yak Yew Chee passe de 500 000 dollars à un million; ses bonus, eux, prennent l’ascenseur et atteignent la somme de 10,5 millions de dollars en 2014. La croissance de BSI en Asie est phénoménale. Selon son rapport annuel, la Singapore branch de la banque double en 2014 ses bénéfices nets.

C’est en 2015 que les nuages commencent à s’amonceler sur l’établissement tessinois. Le nom de Jho Low figure dans le plus grand scandale de détournement de fonds de l’histoire de la Malaisie. Nom de code: 1MBD. Créé et dirigé par le premier ministre Najib Razak, ce fonds souverain était censé servir de levier financier pour la modernisation du pays. En réalité, il s’agissait d’une gigantesque tirelire, dans laquelle BSI gérait une centaine de comptes. Commis grâce à des techniques financières sophistiqués, les détournements de fonds au détriment de 1MBD suivent plusieurs directions. Nous nous limitons à résumer un épisode de cette gigantesque affaire.

Ce volet implique la société saoudienne PetroSaudi International, qui dispose d’une antenne à Genève, et le très influent Jho Low. Grâce à ses relations politiques privilégiées, ce dernier devient l’artisan d’une joint-venture entre PetroSaudi et 1MBD. Objectif: stimuler les investissements moyen-orientaux en Malaisie. La société commune, établie aux Îles Caïman, est crée le 29 septembre 2009. L’accord prévoit que le fonds malaisien y injecte un milliard de dollars. Le lendemain, 700 millions de ces dollars sont déjà détournés et versés sur un compte bancaire auprès de la RBS Coutts de Zurich. Un compte appartenant à la Good Star Limited, société basée aux Seychelles et dont le bénéficiaire économique est... Jho Low.

Lorsqu’en 2015, le scandale 1MBD éclate en Malaisie, le premier ministre Najib Razak est soupçonné d’avoir alimenté, via ce fonds, ses comptes privés. Pour l’heure, aucun montant n’a été révélé. L’enquête met également au jour le rôle du beau-fils de Najib Razak, producteur cinématographique, soupçonné d’avoir utilisé une partie de l’argent détourné pour financer le film Le loup de Wall Street avec Leonardo Di Caprio. Le site d’investigation Sarawak Report publie des dizaines de documents rendus publics par un ancien cadre suisse de PetroSaudi, actuellement en prison en Thaïlande. Le 15 mars 2015, les autorités de Singapour font parvenir à celles de Malaisie des informations concernant les comptes bancaires de Jho Low, client de BSI. Dans ces documents, dont La Cité dispose d’une copie, on découvre que Jho Low détient plusieurs comptes auprès de la banque tessinoise, à son nom ou au nom de sociétés dont il est l’ayant droit économique. Parmi celle-ci, la Abu Dhabi-Kuwait-Malaysia Investment reçoit, entre 2011 et 2013, 529 millions de dollar en provenance... du compte zurichois de la Good Star Limited. La somme qui restait vraisemblablement des 700 millions détournés en 2009 du fonds souverain. Selon des sources anonymes citées dans les médias asiatiques, une partie de ces 700 millions de dollars auraient servi à financer la réélection du premier ministre Najib Razak en 2013. «Mon équipe effectue ces transactions sans vraiment savoir ce que nous faisons et je ne suis pas à l’aise avec ça. [...] Il devrait y avoir plus de contrôle autour de tout cela», s’inquiète un gérant dans un e-mail envoyé à sa hiérarchie en 2012. Mais cette alerte restera lettre morte. C’est l’un des nombreux exemples que la FINMA brandit pour dénoncer la «surveillance insuffisante de BSI sur ses clients politiquement exposés».
La liste des doléances évoque un comportement davantage insouciant qu’imprudent des gérants chargés des PEP, les personnalités politiquement exposées. Des transactions très douteuses ont eu lieu sous les yeux de ces collaborateurs grassement payés pour surveiller attentivement les transactions de leurs clients. Ainsi, «dans le cas d’un apport de 20 millions de dollars US, la banque s’est contentée de l’explication du client selon laquelle il s’agissait là d’un cadeau». Dans un autre cas, «98 millions de dollars ont été versés sur un compte sans éclaircissement des circonstances économiques de ce versement», détaille la FINMA. «L’origine des valeurs patrimoniales n’a pas été suffisamment clarifiée et des transactions douteuses de plusieurs centaines de millions de dollars US n’ont pas fait l’objet d’investigations

Dans la gestion de ses comptes liés au fonds souverain 1MBD, la banque BSI a ainsi sciemment choisi l’option de l’opacité: «Les moyens financiers des fonds souverains ont très souvent été investis via des structures intermédiaires spécialement construites à cette fin, explique la FINMA. BSI a soutenu la construction de ces structures dans le but d’atteindre une plus grande confidentialité de l’activité d’investissement.» Des structures sophistiquées dont elle a fini par perdre la maîtrise. Tout s’emballe, et l’aveuglement tient lieu de stratégie. «Les frais facturés étaient supérieurs à la moyenne et non conformes au marché, martèle la FINMA. Les responsables de la banque ne se sont pas demandé pourquoi les fonds souverains percevaient des prestations pour des clients institutionnels auprès d’un établissement spécialisé sur la clientèle privée et devaient pour cela payer des frais plus élevés et non conformes au marché.»

D’autres documents en possession de La Cité montrent que la BSI avait mené une investigation interne avant de mettre en congé sans solde, de mai à septembre 2015, l’homme-pivot de la relation entre BSI et 1MBD: Yak Yew Chee. En échange d’un juteux bonus, la banque lui avait proposé de signer un document dans lequel le banquier aurait dû affirmer ne pas avoir tiré profit personnel de la gestion des comptes de Jho Low et de 1MBD. Une condition que Yak Yew Chee refuse d’accepter. Selon ses avocats, elle aurait permis à la banque de se mettre à l’abri d’une éventuelle tempête judiciaire et de laisser leur client seul et sans défense devant la justice.

Contactée avant l’annonce de la FINMA, la BSI affirmait «n’être pas partie de la procédure qui implique Monsieur Yak Yew Chee» faisant l’objet d’une enquête à Singapour. Et l’institut bancaire de souligner que Yak Yew Chee ne figurait plus parmi ses collaborateurs. La prometteuse histoire d’amour entre la BSI et son banquier d’assaut s’est achevée dans la douleur. En revanche, Hanspeter Brunner est, lui, paisiblement parti à la retraite anticipée le 7 mars dernier, laissant son successeur dans une position intenable. L’histoire récente de la banque aura été marquée par un étourdissant cycle de soubresauts. En septembre 2015, BSI est passée des mains du groupe italien Generali à celles du groupe brésilien BTG Pascual. Deux mois plus tard, en novembre 2015, suite à l’arrestation d’André Estevens, directeur général de BTG Pascual, impliqué dans le scandale de corruption de la compagnie publique brésilienne Petrobras, la banque tessinoise plonge dans l’abîme de l’incertitude. D’où elle sera extraite cinq mois plus tard par EFG International, propriété à 54,78% de la famille grecque Latsis. Le 29 avril dernier, les actionnaires de ce groupe financier basé à Zurich ont voté une augmentation de capital de 500 millions de francs pour racheter la consœur tessinoise. Ce qui ferait d’EFG International la cinquième banque d’affaires en Suisse.

Le 24 mai, la FINMA annonce simultanément qu’elle autorise cette reprise. Mais elle accompagne cette autorisation «de la condition que BSI soit entièrement intégrée et ensuite dissoute» au plus tard à fin 2016. Ce rachat, ajoute la FINMA, «doit être vu comme une évolution positive, car il offre aux clients et collaborateurs des perspectives d’avenir». Des perspectives d’avenir qui n’en sont probablement pas. Le 11 mai dernier, le Financial Times brossait un tableau inquiétant des démêlés de BSI au Royaume-Uni et aux états-Unis. Et un nouveau cauchemar hante déjà l’institut tessinois. Selon des documents publiés au Brésil, BSI se retrouve également impliquée dans l’affaire Petrobras. Mais ceci est peut-être une autre histoire.


Après la BSI, six banques sous enquête

En ce 24 mai, jour où BSI a formellement été rayée du paysage bancaire suisse, les comptes rendus des médias font état d’une «sévérité inhabituelle» de la part de l’Autorité suisse de surveillance des marchés financiers (FINMA). contre la banque tessinoise. En réalité, la crispation et la fermeté du gendarme financier helvétique s’expliquent par la cascade d’annonces graves qui ternissent la place financière suisse. À cette occasion, Mark Branson, directeur de la FINMA, fait savoir que «six autres banques suisses sont sous le coup de procédures d’enquêtes approfondies en lien avec le scandale de corruption Petrobras et l’affaire du fonds d’état malaisien 1MDB». Des indices concrets de blanchiment sont évoqués, qui pourraient aboutir à l’ouverture de procédures de dissolution.

La FINMA ne dévoile jamais les noms des banques sur lesquelles elle enquête. Mais, sous la pression médiatique, PKB Privatbank, basée à Lugano, confirme «avoir été informée en avril 2016 qu’elle sera l’objet d’un examen par la FINMA en rapport avec ce qui est appelé l’affaire Petrobras». RBS Coutts reconnaissait en avril déjà faire l’objet d’une enquête dans le cadre du scandale 1MDB. Deux autres établissements sont mentionnés dans les comptes rendus des médias: la banque Edmond de Rotschild à Genève et la Falcon Private Bank à Zurich. La première est actuellement sous le coup d’une procédure au Luxembourg, alors que les informations filtrent au compte-goutte sur la deuxième. Les noms de la cinquième et sixième banque échappent pour l’heure aux radars.

À ce jour, seule BSI écope d’une punition immédiate et sans appel. En Suisse, mais aussi à Singapour où la foudre s’est également abattue sur ses activités. Annonçant, toujours le 24 mai, une amende de 9 millions de dollars, la justice de la cité-État qualifie le comportement de BSI de «pire cas de malversations grossières auxquelles les autorités financières du pays ont pu assister à ce jour». Précédemment, les autorités financières singapouriennens avaient annulé une seule fois la licence d’une banque d’affaires. C’était en 1984, date à laquelle la succursale de la banque d’investissements basée à Hong Kong Jardine Fleming avait été fermée pour «manquements graves».

 
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Fenaco, l’«agro-géant» discret qui va de la terre à votre table

4 avril 2016

De la vente de semences et de pesticides à la commercialisation d’aliments transformés, la fédération nationale des coopératives agricoles (Fenaco) exerce une forte influence sur l’agriculture suisse. Elle incarne un système productiviste qui fait débat, mais ne connaît pas la crise.

© Alberto Campi / Archives

© Alberto Campi / Archives

 

De la vente de semences et de pesticides à la commercialisation d’aliments transformés, la fédération nationale des coopératives agricoles (Fenaco) exerce une forte influence sur l’agriculture suisse. Elle incarne un système productiviste qui fait débat.

 

Martin Bernard 4 avril 2016

La Fenaco est un géant discret de l’agro-industrie. Mais avec un chiffre d’affaire de près de 6,2 milliards de francs en 2014, elle fait partie des 40 plus grandes entreprises helvétiques. Forte de ses quelques 80 sociétés affiliées, «elle est présente dans l’ensemble de la chaîne de valeur agricole, des semences aux rayons de magasins», vante Marshall Lienhard, ancien président de son conseil d’administration. Un fait que rappelle d’ailleurs son slogan, «de la terre à la table». Elle peut, en outre, se targuer d’avoir compté dans ses rangs, en tant que vice-présidents de son conseil d’administration, deux conseillers fédéraux UDC actuellement en activité: Guy Parmelin et Ueli Maurer. Son fleuron, les magasins Landi permettent notamment aux agriculteurs de s’approvisionner en outils agricoles et produits phytosanitaires. Les sociétés AGROline et Landor assurent la commercialisation d’engrais, tandis que Melior et UFA vendent des céréales fourragères comme le soja destinées au bétail de rente. La coopérative est également présente dans l’industrie alimentaire avec les boissons Ramseier et Sinalco, ainsi qu’avec Frigemo, dont les pommes de terres composent les frites McDonald’s. Elle possède aussi les stations services Agrola et est propriétaire à 20% du journal Agri, basé à Lausanne.

La Fenaco est fondée en 1993 à la suite de la fusion de six fédérations agricoles régionales. Elle est une entreprise coopérative, au sens de l’article 921 du code des obligations, dont le siège est à Berne. Selon son rapport d’activité 2014, «elle appartient aux 43 000 membres des Landi, qui sont majoritairement des agriculteurs». Malgré sa taille, la société ne fonctionne donc pas selon la logique classique de l’actionnariat. «Mais on est très loin du modèle idéal de la coopérative, où chaque coopérateur a son mot à dire dans la manière dont elle est dirigée», tempère Jérémie Forney, spécialiste de l’agriculture à l’institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. D’autant plus que la plupart de ses sociétés-filles sont des sociétés anonymes. La coopérative se définit comme «l’entreprise des agriculteurs suisses pour une agriculture productive». Son objectif premier consiste à «produire un maximum de denrées alimentaires en Suisse pour assurer l’avenir d’une agriculture suisse productive». Elle est historiquement et sociologiquement proche de l’Union suisse de paysans (USP), la puissante organisation faîtière de la profession¹, à laquelle elle a versé 253 000 francs en 2014.

Comme l’USP, la Fenaco est partie prenante d’un système agricole industriel favorable à l’utilisation massive d’intrants et de pesticides dans le but d’améliorer les rendements et la compétitivité des exploitations. La coopérative tire d’ailleurs 1,82 milliard de francs par an (près de 30% de son chiffre d’affaire) de la commercialisation d’agents de production. À lui seul, le secteur de la production végétale, qui inclut la vente de produits phytosanitaires et d’engrais, a rapporté à la Fenaco 348 millions de francs en 2014. Un chiffre, certes, relativement modeste en comparaison à la vente de céréales fourragères, d’oléagineux et de matières premières, ayant engendré un revenu de 958 millions. La commercialisation du soja représente une part non négligeable de ce marché, qui a explosé ces vingt dernières années. Selon les statistiques de l’Office fédéral de l’agriculture, 273 335 tonnes de soja destiné principalement à la nutrition animale (volaille et porcs, en particulier) ont été importées en Suisse en 2015, contre 13 570 en 1995 ². «Pour des raisons de concurrence», la coopérative n’a pas souhaité communiquer ses parts de marchés dans ce secteur. Elles s’élèveraient cependant, selon certaines personnes proches de ce milieu, à plus de 50%.

En parallèle à ses activités traditionnelles, la Fenaco est aussi active dans la recherche. Elle participe depuis 2004 au développement de la culture de colza HOLL en Suisse (lire encadré à la fin de l'article). Elle finance aussi depuis peu — à hauteur de 1,5 million de francs sur dix ans — une nouvelle chair de sélection végétale (Molecular Plant Breeding) à l’École polytechnique fédérale de Zürich (EPFZ). La coopérative a en outre mis sur pied toute une série de projets pilotes tournés vers l’écologie et l’agriculture biologique. Ceux-ci concernent notamment l’importation de soja produit durablement et sans OGM.

Mais aussi l’agroforesterie, à Cressier, où avec le soutien de Frigemo 54 arbres ont été plantés en plein milieu des champs sur une parcelle de 1,5 ha. Tout en reconnaissant les aspects positifs de ces initiatives, Lucas Luisoni, ingénieur agronome EPFZ, reste cependant dubitatif: «Je doute à terme qu’il soit possible d’harmoniser l’agro-industrie incarnée par la Fenaco et une production agricole paysanne respectueuse du sol, des plantes et donc sans chimie.» Une position que ne partage évidemment pas la coopérative. «Ce sont les agriculteurs et agricultrices qui décident eux-mêmes de leurs propres méthodes de production», rétorque Alice Chalupny, sa porte-parole. «Plusieurs modèles d’activité peuvent donc coexister avec succès.» La coopérative a sans conteste sa raison d’être dans le système actuel d’agriculture raisonnée orientée vers le marché.

Mais dans l’hypothèse d’une généralisation de l’agriculture contractuelle de proximité (comme les paniers bio) ou de la permaculture, il y aurait peu de place pour elle. «Un changement profond du système agricole ne sera profitable pour Fenaco que si elle peut se profiler sur de nouveaux produits à vendre aux agriculteurs», conclut Jérémie Forney. «À moins qu’elle ne change complètement son principe de fonctionnement.» Le colza est la principale plante oléagineuse produite en Suisse. Afin de limiter les effets indésirables de la production industrielle d’huile de colza — qui génère des acides gras engendrant, entre autres, une augmentation du «mauvais cholestérol» — de nouvelles variétés de colza à teneurs réduites en acides gras polyinsaturés (variétés HOLL pour high oleic low linolenic) ont commencé à être cultivées en 2004.

Les différents projets sont soutenus par la Commission parlementaire pour la technologie et l’innovation (CTI), ainsi que des partenaires publics et privés comme Fenaco, Monsanto, l’INRA et BASF (groupe de chimie allemand). Monsanto est l'un des sélectionneurs actifs dans le développement et l'amélioration des variétés de colza HOLL non-OGM. Celles-ci sont testées dans les centres de compétences de la Confédération pour la recherche agricole (Agroscope). Fenaco participe au projet depuis la mise en place de la production pilote en 2004, et fait le pont entre la recherche et les agriculteurs. La culture de colza HOLL couvre aujourd’hui environ un tiers des surfaces de colza cultivées en Suisse.

Lisez aussi l’enquête de Martin Bernard sur le lobby agricole suisse, LOBBY PAYSAN, POUVOIR SUISSE


1. Lire La Cité du mois de novembre 2015.

2. Aujourd’hui, 70 à 80% du soja produit dans le monde est génétiquement modifié. Les trois principaux producteurs mondiaux de soja sont les États-Unis, le Brésil et l’Argentine. Seul le Brésil en produit une quantité significative non transgénique, et à bas prix. En raison de la législation helvétique restrictive sur les OGM, le soja importé en Suisse provient donc à 85% du Brésil. Le Réseau suisse pour le soja indique qu’en 2014, 93% des importations suisses étaient issues de cultures responsables.

 
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Les nuages s’assombrissent sur le TAP, gazoduc phare de la Suisse

9 décembre 2015

121 millions de francs suisses: ce sont les pertes enregistrées, à fin 2014, par la société Trans Adriatic Pipeline AG (TAP), le consortium qui gère le projet de gazoduc trans-adriatique financé par des entités publiques suisses. Une somme importante comparée au capital TAP, qui s’élevait l’an dernier à 274 millions de francs. Mais le bilan 2014 de la société, que La Cité a pu se procurer, cache une réalité bien plus inquiétante.

Le projet du TAP, Trans Adriatic Pipeline, a été conçu pour relier la Grèce à l’Italie. Il devrait transporter 10 milliards de m3 de gaz par an dans les Pouilles, après un parcours à travers la Grèce, l’Albanie et la mer Adriatique. © La Cité / 2015

Le projet du TAP, Trans Adriatic Pipeline, a été conçu pour relier la Grèce à l’Italie. Il devrait transporter 10 milliards de m3 de gaz par an dans les Pouilles, après un parcours à travers la Grèce, l’Albanie et la mer Adriatique. © La Cité / 2015

 

 

Federico Franchini et Fabio Lo Verso 9 décembre 2015

La somme ne laisse pas indifférent: 121 millions de francs suisses. Ce sont les pertes enregistrées, à fin 2014, par la société Trans Adriatic Pipeline AG (TAP), le consortium qui gère le projet de gazoduc trans-adriatique ayant son siège à Baar, dans le canton de Zoug. Une somme importante comparée au capital de TAP, qui s’élevait l’an dernier à 274 millions de francs. Mais le bilan 2014 de la société, que La Cité a pu se procurer, cache une réalité bien plus inquiétante. Les experts du cabinet d’analyse Deloitte, société chargée d’analyser les comptes, émettent d’abord une mise en garde: «Le projet est sujet à toute une série de risques qui peuvent varier au cours du temps.» Ils attirent l’attention sur les dangers «liés à des permissions, à des raisons politiques ou techniques qui peuvent comporter des retards dans le calendrier du projet ou des excédantes de dépenses qui pourraient induire les actionnaires à conclure que le projet n’est pas réalisable (…) et à décider de liquider la société». Contactée, l’entreprise TAP n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Le Trans Adriatic Pipeline a été conçu pour relier la Grèce à l’Italie. Il devrait transporter 10 milliards de m3 de gaz par an dans les Pouilles, après un parcours à travers la Grèce, l’Albanie et la mer Adriatique. Ce gaz, en provenance du gisement de Shah Deniz II, en Azerbaïdjan, transiterait d’abord par le gazoduc Trans Anatolian Pipeline (TANAP). Le projet a été lancé en 2003 par la société helvétique EGL (Elektrizitäts-Gesellschaft Laufenburg), aujourd’hui absorbée par Axpo, le groupe énergétique appartenant à divers cantons suisses.

 
© Keystone / /EPA / Wintershall / Archives

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Malgré l’optimisme d’Axpo, qui annonce la première fourniture de gaz par le TAP en 2020, la réalisation de ce gazoduc repose aujourd’hui sur des piliers financiers fragiles. Sans compter que, comme le soulignent les experts de Deloitte, la construction de l’ouvrage «touche des régions avec des situations politiques instables» et «que le projet pourrait devoir faire face à des défis géologiques inattendus». Dans ce contexte d’incertitude, la Banque européenne d’investissement (BEI) pourrait intervenir et accorder un prêt. Cet institut public, appartenant aux États européens, a lancé une consultation, en août dernier, dans le but de réunir la somme de 2 milliards d’euros. Il s’agirait du crédit le plus important jamais accordé par la BEI. Mais ce ne serait pas en revanche le premier prêt public accordé au TAP. En 2004 puis en 2005, l’Union européenne lui a octroyé deux enveloppes — pour un total d’environ 3 millions d’euros — destinées à l’étude de faisabilité du gazoduc. Le bénéficiaire direct de ces prêts était à l’époque la société italienne EGL Produzione Italia Spa, contrôlée par EGL Holding Luxembourg.

Le projet sera fortement appuyé par la Suisse à partir de 2008, à l’occasion d’un nouveau montage financier du consortium, suite à l’entrée dans le capital de la société norvégienne Statoil. L’un des prêts européens mentionnés change alors de destinataire: il est versé à TAP Asset Spa, société italienne contrôlée à 50% par EGL Holding Luxembourg et à 50% par Statoil. Il s’agit de presque 2 millions d’euros, un montant qui sera transféré à TAP Asset Spa en novembre 2009. En même temps, celle-ci décide de vendre le projet Trans Adriatic Pipeline à la société suisse TAP AG pour un peu plus de 14 millions d’euros.

À partir de ce moment, le Trans Adriatic Pipeline va bénéficier d’un fort soutien politique de la part de la Confédération. Notamment de la ministre de l’énergie, Doris Leuthard, qui a siégé, entre 2002 et 2006, au conseil d’administration d’EGL. À partir de 2008, les voyages des conseillers fédéraux se multiplient en Azerbaïdjan. Le 14 novembre 2011, Doris Leuthard est accompagnée à Bakou par Hans Schulz, directeur général d’EGL. Le déplacement a officiellement pour objectif prioritaire de soutenir le TAP en vue «d’améliorer la sécurité d’approvisionnement en gaz naturelle» de la Suisse. Deux jours après la visite, un communiqué de presse annonce le rachat des activités suisses du géant américain Esso, incluant 170 stations-services, de la part de Socar, la société étatique azerbaidjanaise. Celle-ci avait déjà installé son antenne de trading à Genève en 2007.

Depuis, l’Azerbaïdjan a le vent en poupe dans la Confédération. En 2008, un groupe interparlementaire Suisse-Azerbaïdjan est même créé. Le secrétariat du groupe est installé à Baden, ... dans le siège d’Axpo. Il est dirigé par Thomas Hasselbarth, fondateur du projet TAP lorsqu’il travaillait pour le département gaz d’EGL, actuellement cadre d’Axpo et vice-président de TAP AG. Le soutien officiel de la Suisse sera déterminant pour que le gisement azéri de Shah Deniz — géré par BP, Socar, Total et Statoil — décide de choisir le projet TAP pour acheminer son gaz en Europe. En juin 2013, le consortium TAP, qui avait entre temps vu aussi l’entrée de la société allemande E.On, l’importe définitivement sur le concurrent Nabucco. Après avoir gagné l’appel d’offre, il révolutionnera sa structure actionnariale. Des entreprises qui contrôlent le gisement azéri entrent dans le capital de TAP AG: Socar et BP avec 20%, Total à 10%. Puis arrive la société belge Fluxys (19%) et l’espagnol Enegas (16%) qui remplace E.On et Total, entre-temps sortis de scène.

Et Axpo? Le groupe suisse a depuis drastiquement réduit sa participation dans le projet, passant de 42,5% à 5%, une part de capital qui figure aujourd’hui au nom d’Axpo Trading (le nouveau nom d’EGL). Désormais propriétaire d’une petite tranche minoritaire, la société suisse parvient à garder la vice-présidence du conseil d’administration, un fauteuil occupé par Thomas Hasselbarth, premier président de la société au moment de sa création en 2007.

 
© Keystone / AP photo / Petar Petrov / Archives

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Reste que la société est désormais sous l’influence de Socar. Le président de TAP AG est Zaur Gahramanov, membre de Socar trading et fils d’un membre du management de la société mère. Les actions de Socar dans TAP AG son détenues par une petite Sàrl de Zoug, la AzTAP Gmbh, présidée par le même Gahramanov et contrôlée par la Southern Gas Corridor Closed Joint-stock Company de Baku. Créée en 2014, celle-ci est directement contrôlée par le pouvoir politique azéri. Dans le bilan 2014 de TAP AG, il est mentionné que le projet «dépend des financements futurs de la part des actionnaires». Ces derniers ont participé en 2014 à trois injection d’argent, portant le capital à 274 millions de francs. Fin 2015, le capital a été encore augmenté de presque 100 millions, passant à 361,4 millions de francs.

En Italie, en septembre 2014, la Commission d’évaluation d’impact environnemental a donné l’autorisation au projet. Mais dans le décret ministériel italien, le feu vert est conditionné au respect de 53 prescriptions techniques, que la société doit accomplir avant de conclure l’œuvre. Une quarantaine de ces prescriptions concernent la phase précédant l’ouverture du chantier, mais seulement trois ont été avalisées par les autorités. En outre, au niveau local, dans les Pouilles, il y a de fortes opposition à cause des conséquences environnementales que ce gazoduc pourrait provoquer.

Ce n’est pas fini. Début décembre dernier, en poursuivant sa politique de désinvestissement à Shah Deniz, Statoil a décidé de vendre ses actions dans TAP AG à la société italienne Snam pour 208 millions d’euros. Le fait que l’un des deux promoteurs du projet se retire pourrait signifier que les difficultés sont peut-être devenues insurmontables. Et que le projet, vivement soutenu par la Confédération, pourrait capoter. En mars dernier, Berne a octroyé un prêt de 6,6 millions de francs à l’Albanie pour qu’elle modernise ses structures gazières afin d’assurer la prise en charge du tronçon albanais du Trans Adriatic Pipeline. L’avenir proche dira si cet argent aura été, lui aussi, jeté par les fenêtres.


 
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Drôles de jeux africains pour une holding tessinoise

17 avril 2015

Un comptable disparaît au Congo et toute une affaire mêlant un politicien belge et une multinationale de l’acier basée à Lugano apparaît en toile de fond. Un nouveau scandale financier en perspective.

© Patrick Gilliéron Lopreno / Avril 2015

 

Un comptable disparaît au Congo et toute une affaire mêlant un politicien belge et une multinationale de l’acier basée à Lugano apparaît en toile de fond. Un nouveau scandale financier en perspective.

 

Federico Franchini 17 avril 2015

Cela commence à la manière d’un roman de Joseph Conrad. Stephan de Witte, un discret comptable belge, disparaît alors qu’il remontait le fleuve Congo. Et l’affaire nous conduit à l’arrestation, le 16 mars dernier à Bruxelles, d’Antonio Gozzi, président-directeur général de Duferco, multinationale de l’acier basée à Lugano ¹. C’est à partir de la mystérieuse disparition du comptable que les enquêteurs belges sont remontés jusqu’à la holding tessinoise. De Witte avait travaillé comme consultant pour Duferco, qui contrôle en Belgique des sociétés actives dans la finance, l’immobilier et la logistique. Il y a quelques années, le comptable décide de changer de vie. Il quitte sa famille et trouve un emploi dans un grand jardin botanique à une centaine de kilomètres de Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo (RDC). Au printemps 2014, De Witte cesse de donner de ses nouvelles. En juin, son ex-femme dénonce sa disparition.
Dès lors, la justice belge plonge dans une véritable intrigue internationale. Les juges saisissent des documents et analysent les structures des sociétés que le comptable avait contribué à façonner, dont celles de Duferco. La société est l’un des leaders mondiaux dans le commerce de l’acier. Son quartier général est sis à Luxembourg, mais son siège légal et opérationnel se trouve basé à Lugano, où travaillent un demi-millier de personnes. Les courtiers de Duferco négocient des matières premières sidérurgiques et énergétiques.

C’est par cette société — dont la majorité du capital a été rachetée en novembre 2014 par le géant chinois Hebei — que Lugano est devenue la troisième place de Suisse dans le négoce des matières premières, avec des parts de marché particulièrement importantes dans des produits de niche comme l’acier et le charbon. L’enquête judiciaire en Belgique marque une étape importante le 24 février dernier, lorsque la police arrête Serge Kubla, maire de Waterloo et ancien ministre de l’économie du gouvernement régional de la Wallonie. «Les faits qui font l’objet de l’instruction concernent les activités en République démocratique du Congo du groupe industriel Duferco», peut-on lire dans le communiqué officiel du Parquet fédéral de Bruxelles. Le comptable de Witte fut probablement engagé par Duferco comme agent local pour coordonner l’entrée du groupe dans le marché congolais. Serge Kubla aurait, quant à lui, joué un autre rôle. Poids lourd du Mouvement réformateur, le parti du premier ministre belge Charles Michel, il aurait livré, dans un luxueux hôtel bruxellois, 20 000 euros à la femme de l’ancien premier ministre congolais Adolphe Muzito. Selon les enquêteurs, cet argent était un acompte d’un pot-de-vin portant sur 500 000 euros. La femme a démenti ces accusations et annoncé le dépôt d’une plainte.

Les rapports entre Kubla et Gozzi remontent au début des années 2000, lorsque Duferco lance la reconversion de ses activités en Wallonie. La société basée au Tessin avait alors bénéficié d’importants financements publics de la part de la région wallonne, dont le ministre de l’économie était à cette époque Serge Kubla lui-même. Entre investissements directs et prêts financiers, l’entreprise sidérurgique a touché plus de 500 millions d’euros via une société créée par la région wallonne, la Foreign Strategic Investment Holding. Une somme faramineuse qui a attiré l’attention de la Commission européenne. Celle-ci a ordonné une enquête visant à établir si la région de Wallonie a agi comme un investisseur privé et si ces investissements sont compatibles avec les normes européennes. L’investigation est en cours: «La Commission reste en contact avec les autorités belges concernées sur ce cas pour vérifier si Duferco a reçu un avantage économique vis-à-vis de ses concurrents», communique Ricardo Cardoso, porte-parole de la Commissaire à la concurrence Margrethe Vestager.

En attendant, les enquêteurs ont retrouvé des factures payées par l’entreprise à Serge Kubla, prouvant les liens financiers entre l’ancien bourgmestre de Waterloo et le PDG de Duferco, personnage très connu en Italie ou il préside l’organisation faîtière de l’acier ainsi qu’une équipe de foot de deuxième division. Comme il a été révélé par le journaliste d’investigation Philippe Engels, ces factures ont été envoyées à Lugano par la Socagexi Limited, une société basée à Malte, créée et dirigée par Serge Kubla. Nous sommes en possession d’une facture de 60 000 euros, adressée à la société Ironet SA, sise via Bagutti 9 à Lugano. Cette entreprise n’est pas enregistrée au Registre du commerce tessinois, mais son adresse correspond à celle de Duferco. La facture porte comme justificatif des «frais de consulting» inhérents «à la prospection commerciale et industrielle dans des pays africains (RDC et Ghana)» ainsi qu’à «la création d’une société en République démocratique du Congo».

Le montant de 60 000 euros correspondrait à une première tranche d’un paiement annuel d’au moins 240 000 euros, versé à Kubla par Duferco pour l’accès au marché de la République démocratique du Congo (RDC), ancienne colonie belge richissime en matières premières, diamants et or. Argent que Kubla aurait utilisé pour corrompre des politiciens locaux comme Adophe Muzito, comme le laissent entendre les enquêteurs belges. Selon eux, l’entreprise tessinoise est soupçonnée d’avoir «au travers de la corruption d’agents publics congolais, favorisé l’évolution d’investissements importants dans le secteur du jeu et des loteries».

Mais quel est le lien entre une entreprise active dans l’acier et le secteur de loteries dans l’un des pays les plus martyrisés du monde? Apparemment, aucune. Il faut néanmoins comprendre la réalité du Congo, pays connu pour sa corruption endémique et par le fait que les affaires et les ressources sont gérées au service des intérêts de sa classe dirigeante. Si l’on veut obtenir une part du marché, il faut frapper à la bonne porte. Et pour en huiler les gonds, Kubla aurait été mandaté par Duferco. Ainsi, sur le conseil de l’ancien bourgmestre (maire) de Waterloo, Duferco aurait investi dans le secteur de la loterie congolaise, contrôlée par l’appareil bureaucratique de Kinshasa, afin de tisser des liens avec la politique locale et de permettre son entrée dans le marché congolais. Antoino Gozzi et Antonio Croci figurent en outre comme administrateurs d’une petite société belge créée en 2010, la Successfull Expectations Belgium (SEB), dont le bilan était révisé par le cabinet De Witte-Viselè Associates, pour qui travaillait Stéphan de Witte, le comptable disparu. Comme le démontrent les rapports annuels (2011, 2012 et 2013), SEB tire les ficelles d’une série de sociétés actives dans le secteur de jeu basées au Rwanda, Burundi, en Zambie, et, surtout, au Congo. Selon des sources proches du dossier, la Congo Gaming Technologies, filiale congolaise de SEB, serait présidée par Kubla.

Interviewé par la Radiotélévision suisse italienne (RSI), Bruno Bolfo, fondateur et président de Duferco, affirme que cette opération dans le secteur des jeux congolais s’est soldée par la perte de 11 millions de dollars. Bolfo spécifie pourtant que l’affaire ne concerne pas directement Duferco mais des intérêts économiques extérieurs, personnellement attribuables aux actionnaires du groupe. L’actionnaire principal de SEB est la société luxembourgeoise Succesfull Expectations. Or, cette dernière, administrée par l’équipe dirigeante de Duferco à Lugano, est devenue en 2012 le seul actionnaire de Duferco Participations Holding SA. C’est-à-dire de la holding qui devrait contrôler le capital de Duferco. La même année, Successful Luxembourg a vendu ses parts dans SEB. À qui? Les recherches mènent à une certaine Barkley Intertrade Limited, ayant son siège à Tortola, dans les Îles Vierges britanniques. De Kinshasa à Tortola, en passant par Lugano, Luxembourg et Waterloo, un nouveau scandale financier ébranle donc la place helvétique.


1. Avec lui, Antonio Croci, un autre dirigeant de Duferco, a été arrêté. Ces deux ressortissants italiens ont été libérés trois jours plus tard, sous condition de répondre aux convocations du Parquet belge.

 
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La conquête de l’or noir africain à partir d’une villa tessinoise

19 avril 2014

Objet de toutes les convoitises de la part d’un monde énergivore et assoiffé de profits rapides, l’Afrique voit se développer sur son continent sociétés écrans et intérêts entremêlés entre finance et politique. Dans cette jungle, La Cité est partie sur les traces d’une discrète société établie au Tessin, qui a tissé un réseau d’influence à travers plusieurs pays africains. Un cas d’école.

© Charlotte Julie / 2014

© Charlotte Julie / 2014

 

Objet de toutes les convoitises de la part d’un monde énergivore et assoiffé de profits rapides, l’Afrique voit se développer sur son continent sociétés écrans et intérêts entremêlés entre finance et politique. Dans cette jungle, La Cité est partie sur les traces d’une discrète société établie au Tessin, qui a tissé un réseau d’influence à travers plusieurs pays africains. Un cas d’école.

 

Federico Franchini 19 avril 2014

Après avoir fait parler d’elle l’été 2010, la société Medea Development resurgit à la surface fin 2013, au Ghana. Le parlement de ce pays décide, le 6 décembre 2013, de confier l’exploration de nouvelles zones pétrolifères, au large de l’océan Atlantique, à deux sociétés: la Cola Natural Resources Ghana Ltd, et... Medea Development Limited, filiale domiciliée dans les Îles Vierges britanniques. Dans un communiqué publié sur son site (cliquez ici), son directeur général, l’Italien Giuseppe Ciccarelli, ancien cadre dirigeant de l’ENI (Ente nazionale idrocarburi, l’entité nationale de l’énergie fossile en Italie), se réjouit. Ce contrat va faire gagner des sommes astronomiques à son entreprise, dont la base opérationnelle est sise via Camorgio à Massagno, près de Lugano (La Cité a tenté de prendre langue avec Medea, qui n’a pas donné suite à nos questions).

C’est de cette adresse tessinoise — une villa cossue avec piscine — que la société Medea est partie à la conquête du pétrole africain, tissant un vaste réseau d’influence dont on n’a pas encore mesuré toute l’étendue. Remonter le parcours de cette société discrète mais au bras très long, c’est lever un voile sur l’activité des firmes suisses dans le commerce, souvent opaque, de l’or noir. Avant d’entrer de plain-pied dans le marché du pétrole ghanéen où, à peine arrivée, elle tutoie déjà l’entreprise nationale du secteur, Medea défraye la chronique, en 2010, dans un autre pays africain, la République démocratique du Congo (RDC).

Elle y apparaît pour la première fois en juin de cette année-là, lorsqu’un décret du président Joseph Kabila ouvre deux secteurs d’exploration pétrolière dans le lac Albert, le septième d’Afrique par la superficie, à la frontière avec l’Ouganda. Le mandat est attribué à deux sociétés dont personne n’a entendu parler auparavant: Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd, elles aussi domiciliées dans les Îles Vierges britanniques.

 
Le siège tessinois de la société Medea Development, à Massagno, près de Lugano.© Federico Franchini / Mars 2014

Le siège tessinois de la société Medea Development, à Massagno, près de Lugano.© Federico Franchini / Mars 2014

 

Étrangement, ces deux entreprises, opérationnelles depuis un mois, ne disposent ni du savoir-faire ni de la technologie nécessaire. Elles s’adressent alors à Medea Development — qui devient leur partenaire officiel —, son directeur, Giuseppe Ciccarelli, assumant le rôle de porte-parole de cette alliance. Conseiller des gouvernements ougandais, congolais et kenyan, l’homme est très en vue dans la région, où il conçoit parallèlement un projet d’oléoduc pour exporter le pétrole du lac Albert jusqu’à l’océan Indien. Il côtoie également les hautes sphères du pouvoir en Afrique du Sud. Conclu dans l’opacité, le contrat du lac Albert est controversé. Dans un premier temps, il avait été négocié avec deux autres sociétés, Tullow Oil et Divine Inspiration, choisies par le ministère congolais des hydrocarbures. Sans expliquer ses motivations, le cabinet présidentiel de Joseph Kabila impose un nouveau tandem sociétaire, Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd, surgi de nulle part. Selon un rapport publié en 2012 par l’International Crisis Group, derrière ce retournement, il y a une «lutte de pouvoir» au plus haut niveau de l’état.

Cette ONG basée à Bruxelles pointe «l’absence d’un état régulateur» et le risque pour «le secteur pétrolier de devenir, à l’instar du secteur minier, un terrain d’affrontements entre intérêts locaux et étrangers sur fond de législation inadaptée, d’opacité financière et de ‘présidentialisation’ d’un secteur économique stratégique». En effet, la gestion des affaires pétrolières est désormais passée des mains du ministère congolais des hydrocarbures à celles du cabinet du président Kabila. Exploité à partir de 1960, le secteur pétrolier du Congo a longtemps été un marché secondaire dans ce pays regorgeant de matières premières autrement plus lucratives (du moins à l’époque), telles que l’or, le cuivre, et le coltan. Depuis une quinzaine d’années, le pétrole s’affirme comme le nouvel Eldorado, passant progressivement sous la gestion directe du bureau présidentiel, qui s’entoure de groupes étrangers en court-circuitant les ministères compétents.

Cette nouvelle donne culmine avec la création, au début de l’été 2010, d’Oil of Congo, une joint venture entre Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd, chargée de l’administration des forages exploratoires, avec une participation étatique limitée à 15%. La Cohydro — société de l’État congolais spécialisée dans les hydrocarbures — est écartée, alors qu’elle a habituellement l’autorité pour négocier les contrats pétroliers sur le territoire de la RDC. Parlant au nom de ce consortium inédit, Giuseppe Ciccarelli, directeur général de Medea, tente de fournir des éclaircissements dans une interview accordée à Reuters, le 16 août 2010  (lire ici), quelques semaines après la naissance d’Oil of Congo. Selon lui, Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd ont été plus rapides et efficaces que les entreprises locales, c’est pourquoi elles auraient été choisies pour mener le consortium Oil of Congo. Et de mentionner l’engagement de ce nouveau groupe à investir dans les infrastructures publiques, avec un apport de 3,5 millions de dollars pour la construction d’une route, d’une centrale électrique et d’un système d’approvisionnement hydrique.

Mais qui détient Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd, entités jusque-là inconnues, mandatées du jour au lendemain pour chercher du pétrole au fond d’un lac, dont on dit qu’il cache des réserves incalculables? La piste mène en Suisse, dans le bureau de l’avocat genevois Marc Bonnant. Nommé administrateur des deux sociétés, il donne rapidement, d’une part, procuration légale à Khulubuse Zuma, neveu du président sud-africain Jacob Zuma, pour représenter Caprikat Ltd. Il délègue, d’autre part, Michael Hulley, avocat personnel du président Zuma, pour la gestion de Foxwhelp Ltd. Pourquoi? Contacté le 3 mars dernier, l’avocat genevois répond laconiquement, mais sans tarder, le lendemain même: «Je ne suis plus l’administrateur de Caprikat Limited et de Foxwhelp Limited. Je n’ai donc pas qualité pour vous fournir l’information que vous souhaitez.» Un semblant de réponse est peut-être à rechercher dans les déclarations de Giuseppe Ciccarelli au journal congolais La Prospérité, en juillet 2010. «Cette entreprise commune permettra à la RDC et à l’Afrique du Sud de travailler en étroite collaboration pour consolider leurs industries et économies.»

Mais en été 2010, les investisseurs restent encore cachés dans l’ombre. «Ce n’est pas le moment de dévoiler leur identité», affirmera M. Ciccarelli dans son interview à Reuters un mois plus tard, affirmant que Khulubuse Zuma et Michael Hulley ne détiennent aucune part dans les sociétés qu’ils administrent, derrière lesquelles opérerait en réalité un trust helvétique, dont il refuse de dévoiler l’identité. à cette époque, Khulubuse Zuma et Michael Hulley sont aussi les administrateurs de la société d’investissement Aurora Empowerment System, active dans les mines d’or.

 
© AP Photo/Marc Hofer/Archives

© AP Photo/Marc Hofer/Archives

 

Selon la revue spécialisée Africa Intelligence, quelques jours avant l’octroi de la concession à Caprikat Ltd et à Foxwhelp Ltd, Aurora Empowerment System aurait bénéficié d’un financement de 78,8 millions de dollars par un autre fonds d’investissement, le Global Emerging Markets (GEM). Une entité liée à GEM Management, sise à Genève, qui gère et administre les sociétés du groupe GEM Management Ltd, basée... aux Îles Vierges britanniques. La somme de 78,8 millions de dollars aurait servi de gage financier à la candidature de Caprikat Ltd et à Foxwhelp Ltd.

C’est l’une des missions du fonds GEM que de fournir une assise financière aux nouvelles sociétés qui n’obtiennent pas de prêts bancaires, en raison de leur manque d’expérience ou du risque élevé que comporterait leur activité. Dirigée par le petit fils de Nelson Mandela, Zondwa Gadhafi Mandela, Aurora Empowerment System est mise en liquidation en 2011 et ne peut donc plus dévoiler ses secrets¹. On ignore les raisons de cette liquidation, qui contribue à maintenir un épais nuage autour des activités, en Afrique, des deux sociétés anciennement administrées par Marc Bonnant ainsi que de la société Medea Development. Pour Valentino Arico, chargé de projet à la Déclaration de Berne, une ONG qui enquête depuis des années sur le rôle des sociétés suisses dans le commerce mondial de matières premières, cette affaire est emblématique de l’absence de transparence qui domine dans ce secteur. «Medea Development participe à une structure opaque qui ne permet pas de déterminer les ayant droits économiques de ses activités pétrolières, ainsi que le montant des paiements effectués au gouvernement congolais.»

 
 

C’est le ministre des hydrocarbures, Atama Tabe, qui brisera en partie cette opacité en dévoilant, lors d’une interview accordée au Financial Times le 24 juin 2012  (lire ici), le nom du principal investisseur de Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd: Dan Gertler, un commerçant de diamants israélien. à travers la holding d’investissement Fleurette Group, il contrôle diverses concessions minières en RDC. Âgé de 41 ans, il est défini par la revue Forbes comme «le visage émergent du ‘capitalisme irresponsable’ en Afrique».
Les révélations du ministre congolais expliquent la fulgurante ascension de Caprikat Ltd et de Foxwhelp Ltd: les deux sociétés sont détenues par l’ami et conseiller personnel du président Joseph Kabila... «Dan Getler est l’un des rares Blancs à avoir été invité au mariage de Joseph Kabila, ce qui montre l’importance et l’influence dont il dispose auprès des plus hautes sphères du pouvoir congolais», explique Massimo Alberizzi, longtemps correspondant en Afrique du Corriere della Sera, animateur du site www.africa-express.info. Le personnage est épinglé par l’African Progress Panel, un organisme fondé par Kofi Annan, ex-secrétaire général de l’ONU. Il dévoile que Dan Gentler a conclu cinq contrats spéculatifs, achetant puis revendant à des prix surfaits des concessions pour l’exploitation de matières premières, causant ainsi, entre 2010 et 2012, une perte de 1,4 milliard de dollars à l’État congolais, l’équivalent du double de son budget annuel dans les domaines de la santé et de l’éducation.

Dans la région du lac Albert, la population locale est offusquée et elle le fait savoir. Elle réagit dès la première heure, lors d’une conférence publique qui se tient en juillet 2010 à Bunia, principal centre urbain de la région, à quelques kilomètres du lac Albert. Une délégation gouvernementale, venue faire la promotion du projet, se fait accueillir par des protestations. Nous sommes dans l’Ituri, qui compte 28 députés représentant ce vaste territoire au parlement national. La presque totalité d’entre eux émet des réserves sur le projet, dénonçant la mainmise de sociétés domiciliées dans un paradis fiscal sur les ressources naturelles du pays. Portée par la grogne populaire, l’ONG Itury Civil Society monte elle aussi au front, réclamant la renégociation du contrat d’exploitation et demandant que l’État augmente sa participation de 15 à 30% du capital, un pourcentage pouvant servir de minorité de blocage.

Les mois passent et la mobilisation ne faiblit pas contre l’opacité qui continue d’entourer l’affaire. En janvier dernier, une pétition est déposée, dénonçant l’absence des investissements promis par Oil of Congo. Elle est relayée par Radio Okapi, co-gérée par la Fondation Hirondelle à Lausanne, et financée par la Direction du développement et de la coopération (DDC) à Berne. Une pétition visant à faire toute la lumière sur un marché devenu trop opaque, à tel point que le FMI a menacé de bloquer ses prêts à la RDC à cause de son manque de transparence dans la gestion de ses principales ressources. Mais la fronde populaire arrive peut-être trop tard, puisque Dan Gertler serait en passe de revendre ses concessions du lac Albert. Il aurait chargé son associé, Oren Lubow — directeur d’une société suisse d’extraction d’or en RDC, la Moku Goldmines, contrôlée à 97% par Fleurette Group —, de convaincre les grandes compagnies pétrolières internationales à racheter ses contrats. De son côté, Oil of Congo a lancé l’an dernier une campagne de séduction, sponsorisant la tenue, en septembre 2013, de l’Oil and Gas Forum à Kinshasa.

Le président d’Oil of Congo, M. Pedaci, ex-directeur de la filière gaz d’ENI et ancien consultant de Medea, y annonçait la fin des explorations géologiques sous le lac Albert et faisait état d’un potentiel de deux milliards de barils d’hydrocarbures liquides (pétrole et gaz). Une déclaration qui était censée susciter la convoitise des «majors» de l’énergie. Mais la réputation de Dan Gertler et le fait que Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd apparaissent de plus en plus comme des coquilles vides refroidissent visiblement les investisseurs potentiels. Qui spéculent sur un retournement politique.

 
 

Selon Africa Intelligence, en effet avec la mort accidentelle de Augustin Katumba en février 2012, — un membre très influent du gouvernement Kabila (selon la revue Jeune Afrique, il était l’éminence grise de Kabila) —, Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd auraient perdu un soutien politique fondamental. Ce décès pourrait changer la donne et permettre aux «majors» de l’énergie de revenir en force, profitant de l’affaiblissement d’Oil of Congo.

Pendant ce temps, l’alliance entre Dan Gertler et Medea Group a déplacé ses pions dans une zone franche au large de l’océan atlantique, entre l’Angola et la RDC. Un rapport publié en janvier dernier, par l’ONG britannique Global Witness, montre que Dan Gertler est le principal bénéficiaire d’une société off-shore, la Nessergy Ltd, ayant son siège à Gibraltar. à travers elle, il a obtenu une concession dans cette zone transfrontalière, qu’il a ensuite revendue aux compagnies étatiques Sonangol (Angola) et Cohydro (RDC). Pour un prix trois cents fois supérieur à la mise initiale, sans qu’aucune communication publique n’ait été rendue.

Consultant de Cohydro, le directeur général de Medea Development, Giuseppe Ciccarelli aurait joué le rôle de médiateur. Selon Africa Intelligence, il aurait participé au financement du voyage, l’an dernier, des dirigeants de Cohydro dans la capitale ougandaise Luanda pour conclure l’accord. Pour Daniel Balint-Kurti, de Global Witness, «Medea Development a fait un travail décisif dans l’un des accords pétroliers les plus controversées en Afrique ces dernières années. Il est important que tous les bénéficiaires de cette entreprise soient devoilés et que l’on explique comment les zones d’exploration pétrolières ont été confisquées avant de tomber dans les mains de Caprikat Ltd et Foxwhelp Ltd. Il incombe à toute société, qui songe éventuellement à racheter à Oil of Congo les droits d’exploitation des zones concernées, de bien connaître au préalable ses beneficiaires».

Étonnamment, Fleurette Group de Dan Gertler rejoint Global Witness. Dans un communiqué du 24 mars 2014, il réclame un code de régulation du secteur des hydrocarbures et assène: «Nous sommes persuadés que les bénéficiaires de toutes les concessions doivent être connus.» Signe que le vent commence à tourner? Depuis 2005, année où l’on retrouve Medea dans le cadre du programme, controversé, Oil for Food (le Secrétariat d’État à l’économie suisse et l’ONU lui avaient autorisé l’achat de deux millions de barils de pétrole irakien), la société tessinoise a parcouru bien du chemin. Du Congo au Ghana, en passant par l’Ouganda, l’Angola et le Kenya, son nom apparaît dans les plus grands contrats pétroliers publics, couvrant des régions instables qui peuvent exploser à tout moment. «La ruée vers le pétrole est en train de créer de nouvelles tensions. Quand le pétrole jaillit, la guerre n’est pas loin», analyse Massimo Alberizzi, ex-correspondant du Corriere della Sera. «Certains mettent en garde contre une escalade guerrière dans un pays qui n’a jamais vraiment été pacifié, puisque ses immenses richesses naturelles suscitent l’avidité de trop de monde. Et d’autres tirent profit de cette instabilité.»


¹ Aurora Empowerment System connaît des problèmes judiciaires en Afrique du Sud début 2011. Les salariés de ses mines d’or de Pamodzi, soit environ 1200 personnes, vont porter plainte contre la société. Ses derniers réclament des arrières de salaire (plus d’un an). Ils accusent les dirigeants d’Aurora Empowerment System d’avoir sciemment coulé cette dernière en retirant massivement des capitaux. Extrait de: Produire du pétrole en zone de conflit: cas de l’Afrique médiane, thèse de Benjamin Auge, 20 novembre 2012, Université de Paris 8, centre de recherche et analyse géopolitiques.

 
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«Golden Road», sur les traces du trafic d’or italo-suisse

3 février 2014

L’autoroute A9 reliant la Lombardie au Tessin est, depuis 2000, la principale voie de commerce d’or du Sud vers le Nord. Un commerce légal, mais bien souvent illégal. Environ 5 tonnes de métal jaune auraient franchi frauduleusement la frontière suisse en 2013. Les investigations se poursuivent dans la discrétion entre la Suisse et l’Italie.

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L’autoroute A9 reliant la Lombardie au Tessin est, depuis 2000, la principale voie de commerce d’or du Sud vers le Nord. Un commerce légal, mais bien souvent illégal. Environ 5 tonnes de métal jaune auraient franchi frauduleusement la frontière suisse en 2013. Les investigations se poursuivent dans la discrétion entre la Suisse et l’Italie.

 

Federico Franchini 4 février 2014

Avril 2013, autoroute A9, entre Milan et Chiasso. à une vingtaine de kilomètres de la frontière suisse, près de la sortie de Turate, dans la province italienne de Côme, un commando d’une dizaine d’hommes armés et cagoulés prend d’assaut deux véhicules blindés transportant une cargaison de lingots d’or. L’attaque est spectaculaire: deux poids lourds pilotés par les malfrats se placent au travers de l’autoroute, bloquant la circulation, des clous à trois pointes sont disséminés sur le bitume, alors que des tirs de kalachnikov éclatent, paralysant de peur les automobilistes. Les fourgons sont criblés de projectiles. Les transporteurs se rendent sans opposer la moindre résistance, laissant les voleurs s’emparer de 240 kilos de métal jaune, d’une valeur de plus de dix millions d’euros. La bande de malfaiteurs s’enfuit à bord de trois automobiles, qui seront abandonnées non loin de là. Le 13 janvier, les carabiniers italiens ont arrêté trois hommes soupçonnés d’être impliqués dans l’organisation de l’attaque.

Le précieux chargement voyageait d’Italie vers la Suisse. L’autoroute A9, qui relie la Lombardie au Tessin, est désormais appelée la Golden Road. Sur cet axe autoroutier transitent quotidiennement des véhicules blindés de transport d’or. Tous franchissent la frontière helvétique et déchargent leur cargaison en Suisse, en premier lieu au Tessin. Selon l’Institut national italien de la statistique (Istat), 146 tonnes de métal jaune ont traversé la Golden Road en 2012, enregistrant une hausse de 22% par rapport à l’année précédente. Entre 2010 et 2011, l’augmentation était de 79%. En 2013, la quantité d’or transportée sur cette artère autoroutière s’élevait à 90 tonnes dans les dix premiers mois de l’année. Voilà qui ressort des statistiques du commerce légal.
Le trafic illégal, lui, échappe à toute statistique. Il est le fait de réseaux criminels opérant souvent «à l’ancienne», avec le vieux stratagème du coffre à double fond et de passeurs inconnus aux yeux des forces de l’ordre. Tel cet Italien de 53 ans arrêté le jour de Pâques de 2013 près de la douane de Ponte Chiasso. Cent dix kilos d’or répartis en douze lingots ont été découverts dans une cachette que l’homme avait bricolée dans sa voiture, un banal véhicule utilitaire choisi pour tromper la vigilance des gardes-frontière. Tout aussi artisanal était l’emballage enveloppant les lingots: papier journal et ruban adhésif.

Ce passeur était-il conscient qu’il transportait plus de 4,5 millions d’euros? La police n’a pas de réponse, et elle ignore également la provenance du métal jaune, les lingots étant dépourvus d’attestation de traçabilité et même d’indice sur sa pureté. Ancien membre de la Garde des finances, la police douanière et financière italienne, résidant en Suisse et représentant légal d’une société active dans le secteur des métaux précieux, sise à Agno, près de Lugano, le ressortissant italien devrait comparaître pour blanchiment devant le tribunal de Côme.
«Il ne s’agit pas d’un cas isolé», expliquait quelques jours après l’assaut, à la Radiotélévision suisse italienne, Alessandro Lucchini, commandant de la Garde des finances, à l’époque en poste à Ponte Chiasso: «Ces deux dernières années, les saisies d’or ont augmenté de façon exponentielle, du moins dans les passages de frontières de la province de Côme.» En 2010, aucun séquestre n’est effectué. Mais en 2011, la Garde des finances saisit sept kilos d’or. L’année suivante, la hausse s’amorce avec 58 kilos confisqués. Et c’est le record en 2013: les douaniers italiens mettent la main sur plus de 120 kilos dissimulés dans des voitures roulant vers la Suisse. Belle prise certes, mais goutte dans l’océan de l’or clandestin. Selon les autorités italiennes, au moins 5 tonnes de métal jaune ont franchi illégalement la frontière tout au long de 2013, échappant à la surveillance policière. Étrangement, la Direction d’arrondissement des douanes de Lugano affirme, pour sa part, qu’elle n’est pas à connaissance du phénomène. Même réponse à Berne. L’Administration fédérale des douanes (AFD se dit même plutôt surprise d’apprendre l’existence d’un trafic d’or illégal entre l’Italie et la Suisse: «Nous n’avons eu, au cours des dernières années, seulement quelques cas mineurs concernant la contrebande de l’or. Nous avons pas de donnés statistiques à ce sujet», déclare le chef du service de communication de l’AFD.

L’explosion du commerce de l’or s’explique par la prolifération fulgurante dans la Péninsule de boutiques labellisées Compro oro (Achat d’or). Elles ont littéralement poussé comme des champignons, au plus fort de la dernière crise économique. En Italie, on estime à plus de 30 000 ces petits commerces. Ce phénomène s’est également développé en Suisse, où certains négociants n’hésitent pas à recevoir leur clientèle dans des lieux improvisés, souvent dans des hôtels discrets, à l’abri des regards. Les affaires se concluent sur la parole. Aucun reçu ne signale ces transactions. L’an dernier, un Italien sur quatre a franchi la porte des Compro oro pour vendre des bijoux de famille, montres et tout objet en or, y compris ces petites médailles que les nouveaux-nés reçoivent en cadeau au baptême, une tradition dans un pays encore largement dominé par les usages catholiques. En contrepartie, quelques centaines d’euros en liquide sont venus secourir des familles en détresse. La crise de 2008 a accentué ce commerce privé d’or. Le chiffre d’affaires a de quoi donner le tournis: plus de 9 milliards d’euros par an. «Les boutiques Compro oro ont tissé des liens de connivence avec le crime organisé, comme l’ont révélé de nombreuses opérations de police, qui ont mis au jour des affaires d’évasion fiscale, d’usure, de recel et de blanchiment. C’est dire à quel point ce type de commerce est exposé aux infiltrations criminelles», analyse Ranieri Razzante, professeur en législation antiblanchiment de l’Université de Bologne, consultant auprès de la Commission parlementaire italienne antimafia, et président de l’Association italienne antiblanchiment.

Inquiète par cette évolution, la commune de Tradate, dans la province de Varese, près de la frontière tessinoise, a interdit en 2011 l’ouverture de nouveaux magasins, dans le but de «protéger les citoyens», peut-on lire dans l’ordonnance municipale, citée par Il Fatto Quotidiano, «contre une hausse incontrôlée de la criminalité, qui augmente proportionnellement à la diffusion et à la concentration de commerces Compro oro». Ces enseignes représentent le premier chaînon d’un réseau capillaire qui fonctionne comme un vaste collecteur de métal jaune. La multiplication de ces boutiques a eu pour effet de générer un surplus d’or dans le circuit commercial. Un excédent que l’orfèvrerie transalpine ne parvient plus à absorber. Par rapport à 1998, en Italie, la quantité d’or travaillé a baissé d’au moins un cinquième. Dans ces conditions, l’exportation représente le seul moyen pour écouler les stocks d’or non traité et donc invendu. Voilà pourquoi les quantités excédentaires prennent, légalement ou illégalement, le chemin de la Suisse, plateforme d’échange international la plus proche de l’Italie. La place tessinoise, en outre, abrite trois des fonderies les plus prisées de la planète — Argor-Heraeus, Valcambi et PAMP — autorisées à transformer les bagues, les colliers, les monnaies et autres objets en lingots, estampillés et garantis selon les normes internationales. Ces trois usines sont situées dans la région de Mendrisio, nommée depuis le «Triangle d’or», où transite la moitié de l’or extrait au niveau mondial.

 
Des sociétés (ici Pro Aurum) proposent de se charger des achats pour les clients italiens et de déposer les lingots dans le Port franc de Zurich. © Keystone / EPA / Andreas Gebert / Archives

Des sociétés (ici Pro Aurum) proposent de se charger des achats pour les clients italiens et de déposer les lingots dans le Port franc de Zurich. © Keystone / EPA / Andreas Gebert / Archives

 

Ce n’est pas tout. Des dizaines de sociétés internationales actives dans le commerce et le courtage de métaux précieux ont élu domicile à Lugano et à Chiasso. Nous avons contacté plusieurs de ces entreprises. Aucune n’a souhaité répondre à nos questions. L’une de celles-ci, basée à Chiasso, se trouve actuellement dans le collimateur des enquêteurs italiens, d’après L’Espresso et La Nazione. Ces journaux transalpins révèlent que cette société et son dirigeant, qui vit à Lugano, figurent dans des documents de l’enquête de la police italienne «Fort Knox» et se situeraient même, selon ces documents, au sommet de la pyramide. Le nom de ce dirigeant et la raison sociale de sa société étaient également apparus dans une autre enquête policière, menée par le Parquet de Côme.
Pour l’instant, les recherches sur cette société se poursuivent dans la discrétion entre l’Italie et la Suisse. Folco Galli, porte-parole de l’Office fédéral de justice (OFJ), confirme que la Suisse a reçu une commission rogatoire émanant des autorités italiennes, mais la Confédération n’a pas encore terminé son travail dans la procédure d’assistance judiciaire. À ce jour, aucune procédure judiciaire n’a été intentée contre les auteurs de ces trafics, ni au Tessin ni sur le plan fédéral.

Les investigations «Fort Knox» ont permis aux policiers italiens d’infiltrer le monde complexe et opaque des Compro oro, non sans succès. En automne 2012, les enquêteurs ont dévoilé l’existence d’une filière de blanchiment et de recel d’or. La récolte de bracelets, colliers, bagues, etc., s’intensifiait dans les districts d’Arezzo, Marcianise et Valenza, où se concentrait l’activité de fusion, puis de transformation des objets en barres d’or d’une taille de dix centimètres, facilement transportables. Ce type de lingots continue de passer clandestinement la frontière suisse dans les doubles fonds des coffres de voiture. Selon les investigateurs italiens, les barres d’or illégal sont transformées sur sol suisse en lingots nantis d’une carte d’identité et frappés d’un sceau indiquant leur nouvelle provenance. Les voilà menant une nouvelle vie, propre et légale. Ils sont ensuite réinjectés dans le marché, au noir, ni vu ni connu, par des voies contournant les circuits officiels.

Entre 2011 et 2012, près de 4500 kilos d’or auraient ainsi traversé la frontière suisse, avec une valeur de marché de plus de 170 millions d’euros. Une seule organisation criminelle aurait géré la quasi totalité de ce pactole, soit 163 millions d’euros, répartis dans cinq cent comptes bancaires. Cet argent a servi à huiler la machine pour récolter l’or en Italie et ensuite le faire transiter vers la Suisse. La structure de cette organisation était réglée comme une horloge. L’équipe de malfaiteurs comptait 118 membres, répartis en petits groupes. Certains se procuraient la matière première à travers les Compro oro; d’autres se chargeaient de la stocker; d’autres encore effectuaient les transports vers la Suisse. Chargé des enquêtes les plus complexes sur le trafic de l’or, le procureur Mariano Fadda avait mis au jour, entre 2006 et 2009, une autre affaire de contrebande de métal jaune pour une valeur de 90 millions d’euros, passé frauduleusement de l’Italie au Tessin. Les investigations avaient permis d’identifier les passeurs ou coursiers. Certains étaient des employés des raffineries tessinoises. Le cas le plus éclatant est celui de l’ex-directeur adjoint d’Argor-Heraeus, entreprise suisse active dans les métaux précieux et soupçonnée de blanchiment, en raison du raffinage d’or pillé de la République démocratique du Congo (RDC) en 2004 et 2005. Il voyageait avec 16 kilos d’or dissimulés dans sa voiture.

Il est crucial de comprendre comment l’or provenant du marché noir a pu être certifié et lavé de toute tache, retourner en Italie, ou terminer son périple dans le caveau d’une banque ayant légalement pignon sur rue. Dans les fonderies tessinoises, pour être admis comme client, il faut remplir divers formulaires, avoir un casier vierge, une bonne réputation et, surtout, prouver que l’or a une origine propre. Pour déjouer ces contrôles, les organisations criminelles ont dû faire levier sur des complices. Qui sont-ils? La question demeure pour l’heure sans réponse.

Jusqu’ici, au moins, les investigations policières ont mis en lumière un changement de paradigme. Avant de migrer vers l’Italie, le centre névralgique du commerce de l’or se situait en Suisse. Dans les années 1970, jusqu’à la fin des années 1990, l’or voyageait de la Suisse vers l’Italie. Et pour s’approvisionner, les orfèvres italiens faisaient appel aux contrebandiers... C’est durant ces deux décennies que les banques suisses ont investi le marché de l’or, les plus importantes d’entre elles contrôlaient directement les raffineries: Argor était une filiale de UBS, Valcambi de Crédit Suisse et Metalor, sise à Neuchâtel, appartenait à la Société de Banque Suisse (SBS). En 1968, ces trois instituts bancaires ont créé le Zurich Gold Pool qui, jusqu’au début des années 2000, était la principale place mondiale pour le commerce du métal jaune.

Ces dernières années, l’Italie est devenue l’un des plus grands exportateurs d’or du monde, voire le plus important. Ce n’est pas un hasard si le dernier sommet du LBMA (London Bullion Market Association), le lobby de l’affinage, s’est tenu l’automne dernier à Rome. Bien que, dans les années 1990, les grandes banques suisses aient abandonné leurs participations dans les raffineries, elles restent encore bien actives dans ce secteur, soit avec des participations dans des sociétés minières, soit en investissant directement dans le métal jaune. C’est que l’or constitue un refuge en temps de crise. «Durant les périodes de forte instabilité économique, les fonds d’investissement offrant des dépôts d’or sont à la mode. à cet égard, les banques helvétiques restent des acteurs incontournables sur le marché aurifère mondial», explique Sergio Rossi, professeur ordinaire de macroéconomie et économie monétaire à l’Université de Fribourg. «Attirés par les augmentations spectaculaires des prix observées durant les dix dernières années — de 340 dollars l’once en janvier 2003, à 2500 dollars l’once en décembre 2003, et un prix de 1900 dollars l’once en septembre 2011 —, les investisseurs privés italiens ont massivement acheté de l’or, après l’éclatement de la crise financière globale et systémique en 2008», rappelle-t-il.

L’explosion de la demande privée italienne a aussi contribué à alimenter le fleuve aurifère qui inonde le Tessin depuis quelques années. Préoccupés par le cours de l’euro, et motivés à tromper le fisc italien, les résidents de la Péninsule ont multiplié les achats de métal jaune sur la place tessinoise ces dernières années. «Il suffit de faire un tour à Lugano et Chiasso pour voir que, à côté du flux officiel d’or, il y en a un autre, parallèle, qui n’est pas enregistré par les statistiques nationales et qui est nourri par des transports plus ou moins petits, non quantifiables», expliquait déjà en 2011 Giuseppe Chiellino, journaliste du quotidien économique italien Il Sole 24Ore.

D’où l’apparition dans le canton du Tessin de sociétés proposant la location de coffres-forts avec des slogans comme celui-ci: «Nous offrons des services permettant la conservation de bijoux et métaux précieux en toute discrétion; sans aucun compte bancaire et sans aucune obligation d’échanger des informations avec les autorités d’autres pays.» D’autres entités — comme la Pro Aurum, société internationale ayant son siège en Allemagne et des filiales à Zurich et à Lugano — proposent, elles, de se charger des emplettes pour les clients italiens et de déposer les lingots dans un coffre-fort loué dans un port franc de Zurich. Où les «frais de garde» se montent à 0,75% de la valeur du métal jaune. On peut déposer et revendre de l’or à l’intérieur des ces zones bénéficiant d’un statut fiscal spécial. La seule condition? Il faut assurer une valeur plancher. Par exemple, le port franc de Zurich n’accepte pas de dépôt en or inférieur à 25 000 francs suisses. Le secret bancaire suisse est mort, dit-on. Vive le secret doré des ports francs!

 
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Alpiq, la chute d’un géant

8 février 2013

Le leader suisse de l’énergie traverse une crise financière aiguë. Ses déboires pourraient pénaliser les cantons et les villes romandes qui détiennent des parts dans son capital. Une crise qui reflète celle de l’ensemble du secteur.

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Le leader suisse de l’énergie traverse une crise financière aiguë. Ses déboires pourraient pénaliser les cantons et les villes romandes qui détiennent des parts dans son capital. Une crise qui reflète celle de l’ensemble du secteur.

 

Federico Franchini 8 février 2013

La nouvelle a surpris tout le monde. Le 3 décembre dernier, Alpiq annonçait la vente de sa participation dans Repower, la société électrique grisonne. Depuis un an, les difficultés du numéro un de l’énergie suisse émergeaient lentement à la surface. À la fin de l’an dernier, l’ampleur de la débâcle a soudainement éclaté au grand jour. Dans son communiqué aux médias, Alpiq terminait sur une phrase éloquente: «D’autres désinvestissements sont en préparation.» Onze jours plus tard, le 14 décembre 2012, la société communiquait la vente de ses actions dans Romande Energie. Une opération qui devrait rapporter environ 78 millions de francs. Le 20 décembre, Alpiq se sépare de 15% de sa participation à la centrale de pompage-turbinage valaisanne de Nant de Drance au profit de la société Industrielle Werke Basel (IWB). Le géant suisse conserve le 39% de la société chargée du pompage-turbinage coûtant 1,8 milliard de francs mais, selon les mots utilisés dans le communiqué de presse, l’entrée d’IWB, en qualité de quatrième actionnaire, est source de «soulagement» financier.
Soulagement. Le mot, qui signifie la diminution d’une douleur ou d’une angoisse, est approprié. Car la situation d’Alpiq est autant angoissante que douloureuse. En 2011, l’entreprise a bouclé son exercice annuel avec une perte nette de 1,3 milliard de francs. Et, pour l’année 2012, la société s’attend à un résultat en nette baisse par rapport à une cuvée 2011 déjà catastrophique. L’endettement net se situe entre 1,5 et 2 milliards de francs. La société a un besoin urgent de liquidités, d’où la multiplication précipitée de ses désinvestissements.
Avant les annonces «choc» de décembre, Alpiq avait engrangé 220 millions d’euros par la vente de sa participation dans la société italienne Edipower ainsi que 366 millions de francs grâce à la cession d’EVT à Vinci Energies. A cela s’ajoute un dédommagement de plus de 400 millions de francs dans le cadre du transfert du réseau d’acheminement d’Alpiq dans Swissgrid, la société nationale d’exploitation du réseau électrique. Et ce n’est pas tout, car l’entreprise se sépare également de sa participation dans la Società elettrica sopracenerina (SES) sans exiger de contrepartie dans le dossier du renouvellement des concessions pour l’exploitation des barrages tessinois. Sans oublier la cession des deux centrales à charbon acquises par son prédécesseur Atel en République tchèque (La Cité du 9 novembre 2012).

Mais la politique de désinvestissement ne suffit pas à sortir Alpiq du marasme. En décembre, la société a confirmé les indiscrétions publiées par le Tages Anzeiger, selon lesquelles la direction du groupe aurait demandé au conseil d’administration d’augmenter son capital-actions. Pour assurer sa survie, Alpiq devra réussir à lever au moins un milliard de francs. En Suisse romande, la nouvelle a eu l’effet d’une bombe car de nombreuses collectivités publiques sont concernées à travers leurs participations dans Alpiq. Par l’intermédiaire du holding Energie Ouest Suisse (EOS), les Cantons de Vaud, de Neuchâtel, de Fribourg, du Valais, ainsi que les villes de Lausanne et de Genève et d’autres communes détiennent, au total, 31% du capital d’Alpiq  (1). Vont-ils passer à la caisse pour sauver la société? La pression monte sur ces entités publiques engagées dans Alpiq.
Klaus Kirchmayr, député vert de Bâle-Campagne, a été le premier à réagir. Le 12 décembre dernier, il déposait un postulat au Grand Conseil au sujet de la participation des sociétés publiques bâloises EBM et EBL dans Alpiq. En cas de faillite d’Alpiq, l’approvisionnement électrique serait-il garanti dans le canton, demandait l’élu écologiste? L’inquiétude gagne tous les cantons et les villes concernées. Au cas où l’augmentation du capital-actions serait approuvée (mais à l’heure actuelle, cette option ne fait pas l’unanimité au sein du conseil d’administration d’Alpiq), cela coûterait par exemple plus de 62 millions de francs à la Ville de Lausanne (qui détient 20,08% d’EOS) et 71 millions de francs aux Services industriels de Genève (23,02% d’EOS). Si EOS Holding n’a pas donné suite à nos demandes d’informations, le conseiller d’État libéral-radical Pierre Maudet, représentant du Canton de Genève dans le Conseil des droits publics d’EOS, déclare pour sa part que, en l’état, Genève n’est pas prêt à contribuer financièrement à l’augmentation du capital d’Alpiq.

La crise d’Alpiq reflète celle de l’ensemble du secteur énergétique helvétique, notamment des entreprises suprarégionales dont le core business est l’exploitation des grandes centrales hydroélectriques, nucléaires ou thermiques (à charbon ou à gaz). Kurt Rohrbach, directeur général des Forces motrices bernoises et président de l’Association des entreprises électriques suisses (AES), le lobby des fournisseurs d’électricité, confirmait, en septembre dernier, que les revenus du secteur se sont «dramatiquement détériorés ces dernières années». En cause, la mauvaise conjoncture économique qui a d’abord provoqué une stagnation puis une diminution générale de la demande d’électricité. Mais les producteurs suisses sont aussi pénalisés par le développement des énergies renouvelables dans les pays européens.
Traditionnellement, la force du secteur électrique suisse résidait dans l’industrie hydroélectrique de pointe: dans les années 2000, les producteurs helvétiques ont gagné des milliards grâce à l’énergie fournie par les barrages et vendue à des prix élevés à nos voisins européens. Or, le développement des énergies solaire et éolienne en Allemagne a entrainé une forte baisse de la demande d’énergie de pointe fournie par les électriciens suisses. «Les entreprises électriques helvétiques ont relativement peu investi dans les énergies renouvelables, en raison des subventions moins généreuses accordées par notre pays en comparaison avec l’Allemagne par exemple», explique Franco Romerio, professeur d’économie et politique de l’énergie auprès de l’Institut de sciences de l’environnement de l’Université de Genève.
«En Allemagne les énergies renouvelables ont eu la priorité dans le dispatching des moyens de production. Cela signifie que, lorsqu’elles sont disponibles, elles provoquent un déplacement de la courbe d’offre, qui à son tour induit la diminution des prix de gros de l’électricité. (2)» Au lieu de favoriser les énergies renouvelables, les grands groupes suisses ont investi des milliards dans des installations de production fossile à l’étranger (La Cité n° 4 et 9) et dans des projets pharaoniques de pompage-turbinage en Suisse. Les investissements dans les centrales thermiques, notamment celles fonctionnant au charbon, se sont soldés par des pertes, entraînant des problèmes de liquidité, tandis que les centrales de pompage-turbinage sont désormais considérées comme des investissements à risque, selon le quotidien zurichois Tages Anzeiger.
Les analystes financiers sont pessimistes. Une étude récente du Credit Suisse (Swiss Credit Handbook 2012) souligne à quel point ce secteur est actuellement dans une phase difficile. Les notations des sociétés électriques ont été rétrogradées. Si le programme de désinvestissements ne porte pas ses fruits, Alpiq risque de voir baisser encore plus sa notation, lui empêchant de se financer sur le marché des capitaux. Le géant se couperait ainsi d’une nouvelle source de financement: l’entrée d’investisseurs privés dans le capital. Sven Bucher, analyste auprès de la Banque cantonale de Zurich, rappelle que «10% des actions sont actuellement négociées en bourse». Mais au vu de l’effondrement du cours, passant de 600 francs en 2009 à environ 115 francs début 2013, investir dans le géant helvétique ne semble plus être une option suffisamment attractive.

Comment cela se fait-il que la plus grande société électrique en Suisse, fondée il y a à peine cinq ans, se retrouve au bord du gouffre? Alpiq commence ses activités en janvier 2009, après la fusion entre Atel, l’un de grands pionniers de l’électricité suisse — issu lui-même de la fusion de Olten-Aarburg et des Officine elettriche ticinesi SA en 1936 — et EOS, première société du marché romand. Deux ans plus tôt, le 23 mars 2007, le Parlement fédéral approuve la loi sur l’approvisionnement en électricité (LApEl) qui prévoit une ouverture du marché par étapes et règlemente le marché électrique. Plaque tournante de l’électricité européenne, parce qu’elle se situe au cœur de son réseau électrique, mais aussi grâce à ses réservoirs hydroélectriques, le marché helvétique semblait dans une position prometteuse.
Les grands électriciens suisses qui, en raison de l’augmentation des prix de gros entre 2001 et 2004, avaient déjà atteint de très bons profits dans le commerce extérieur, misaient sur des perspectives très lucratives, qui ne seront jamais véritablement au rendez-vous. Le secteur suisse de l’électricité comptait alors environ 900 entreprises, parmi lesquelles sept sociétés suprarégionales, actives dans l’ensemble de la chaîne industrielle: production, transport, distribution et commerce. On s’attendait à un processus de restructuration, caractérisé par des fusions et acquisitions. Mais pour l’instant, parmi les grandes sociétés, seules ATEL et EOS ont uni leurs forces  (3). De ce mariage naitront deux nouvelles sociétés: Alpiq Holding SA, avec son siège à Neuchâtel, chargé des transactions avec le marché international, et Alpiq Suisse SA, avec son siège à Lausanne, focalisée sur le marché suisse  (4).
«Avec le rapprochement d’Atel et d’EOS, les actionnaires signataires et les deux entreprises ont posé les bases pour la constitution d’un nouveau leader énergétique suisse», soulignait l’un des premiers communiqués de presse diffusés par le groupe Alpiq. Pour plusieurs analystes, l’origine des problèmes est là, dans ces bases qui n’ont pas été très bien posées. Et pourtant, en mars 2010, lors de la conférence de presse sur les résultats du premier exercice annuel, le directeur général Giovanni Leonardi s’exclamait: «Les débuts ont été réussis.» C’était l’âge d’or des électriciens suisses, où tout allait pour le mieux dans le meilleur des marchés possibles. Mais très vite, le tableau se noircira. Après avoir quitté la société en 2011, Giovanni Leonardi, expliquera qu’une somme proche de deux milliards de francs a été versée aux actionnaires d’EOS pour les convaincre d’accepter le projet de fusion.
Or, ces deux milliards ont été inscrits dans le budget de la société, rappellera-t-il, et ont donc creusé, dès le premier jour, l’endettement d’Alpiq. L’analyste financier Sven Bucher souligne, lui aussi, ce point crucial: «Si les difficultés concernent toute la branche électrique, les problèmes d’Alpiq sont aggravés par le fait que la fusion entre Atel et EOS a partiellement été payée en cash. Avec le recul, on peut maintenant dire qu’il aurait été beaucoup mieux de rémunérer EOS Holding en actions.» Le professeur Franco Romerio pointe pour sa part un autre problème: la fusion EOS-Atel a été très problématique pour des raisons de culture d’entreprise. «Certains comportements ont été carrément schizophréniques. On a par exemple vu Alpiq s’engager dans la construction de nouvelles centrales nucléaires, alors que ses actionnaires romands avaient interdit l’utilisation de l’atome sur leur territoire», analyse-t-il.

Alpiq aurait donc démarré du mauvais pied. Le géant était né de la volonté de créer un puissant leader de l’énergie suisse actif dans un marché européen de plus en plus libéralisé. Le désenchantement domine aujourd’hui. Alors que les acteurs du marché plaident le fait que la concentration est nécessaire pour faire face à des marges qui s’érodent rapidement à cause d’une plus forte concurrence, c’est paradoxalement l’entreprise la plus grande à avoir le plus souffert de cette évolution.
Pour Franco Romerio, c’est tout le secteur énergétique suisse qui va devoir se remettre en question: «Il faut relever que sans les lignes électriques, sans les centrales nucléaires et avec des concessions hydroélectriques dont le renouvellement par les cantons et les communes semble incertain, il ne reste plus grand-chose à Alpiq. Or, le même type de problème se pose pour Axpo. Pour garder son avantage comparatif en matière électrique et réaffirmer sa compétitivité, le secteur électrique suisse a besoin d’un champion national susceptible de faire face aux grands groupes européens. Ce champion national devrait pouvoir compter sur le renouvellement des concessions d’eau, effectuer d’importants investissements dans de nouveaux moyens de production, éventuellement s’impliquer dans la distribution. La Confédération devrait jouer son rôle en prenant en considération cet objectif dans la politique énergétique qu’elle est en train de mettre au point
Qui plus est, l’affaiblissement du plus grand producteur suisse pourrait favoriser la prise de participations dans des sociétés étrangères. Face à des colosses comme Electricité de France (EDF), les grandes entreprises suisses ont plutôt la taille de nains. Selon les analystes, si la situation devait s’aggraver pour Alpiq, elle pourrait passer sous le contrôle d’EDF, un peu comme Swissair (aujourd’hui Swiss) est devenue une filiale de Lufthansa. Le groupe énergétique français détient déjà le 25% d’Alpiq, par l’intermédiaire de sa filiale EDF Alpes Investissements. Certains ont vu dans cette prise de participation une stratégie du «cheval de Troie» que EDF aurait conçue pour infiltrer le marché suisse.
L’année 2013 s’annonce décisive pour Alpiq. Les défis se multiplient pour le géant du marché, qui a entamé dès 2011 une importante restructuration de ses activités. Des dizaines d’emplois ont été supprimés et le nombre de directeurs est passé de neuf à six, dont trois sont encore en fonction. La nouvelle directrice générale, Jasmin Staiblin, a pris ses fonctions le 3 janvier dernier. Un nouveau directeur financier, Patrick Mariller, est entré en fonction en octobre 2012.

À l’instar des grandes banques, de la Poste, de Swisscom, ou des CFF, Alpiq fait désormais partie de ces entreprises too big to fail. L’intervention parlementaire de Klaus Kirchmayr, député vert de Bâle-Campagne, s’inquiétant pour la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans son canton, a eu pour effet de ramener la mémoire à ce jour d’octobre de 2001, où les avions de Swissair étaient cloués au sol, et la compagnie, qui n’avait plus de liquidités pour payer ses fournisseurs, était condamnée au grounding.
Pour le professeur Franco Romerio, «il serait dramatique pour notre pays si, après la faillite de Swissair et les errements d’UBS et Credit Suisse, nous devions assister au glissement du secteur électrique. Le problème concerne aussi bien la stratégie des entreprises, qui n’ont pas encore tiré toutes les leçons de la libéralisation des marchés, que la politique énergétique du pays, qui pour le moment s’est limitée à dire non au nucléaire sans prendre aucune autre engagement.»


1. L’actionnariat de EOS Holding se répartit de la manière suivante: Romande Energie Holding (28,72%); Services Industriels de Genève (23,02%); Groupe E (Canton de Fribourg et de Neuchâtel) 22,33%; Ville de Lausanne (20,06%); Forces Motrices Valaisannes SA (5,87%).

2. Cette diminution a été impressionnante: entre 2008 et 2012, la moyenne journalière de l’indice SWISSIX est passée de 88.6 à 55.7 Euro/MWh (peak) et de 60.2 à 43 Euro/MWh (off-peak). Il faut y ajouter la détérioration du taux de change Euro/CHF (environ 1,55 en 2008 contre 1,20 en 2012).

3. En réalité, le processus de fusion a été plus complexe que prévu. Motor Columbus, société de participation au marché électrique qui comptait parmi ses actionnaires EDF et EOS, a décidé de se dissoudre et de transférer son capital dans une nouvelle société: la Atel Holding. Dans cette nouvelle entité s’écoulait aussi le capital d’Atel. A l’époque, cette dernière était déjà une filiale de Motor Columbus. «C’est la mère qui décide d’aller habiter avec la fille qui est en train de se marier», explique en termes métaphoriques l’économiste Angelo Rossi. La dissolution des deux sociétés (Motor Columbus et Atel) et la création d’une nouvelle entité (Atel Holding) n’était qu’un moyen pour simplifier la structure sociétaire nécessaire et préparer la deuxième phase du processus de fusion: le mariage de Atel Holding avec EOS, et la création d’Alpiq.

4. Dans le cadre de son programme de restructuration lancé en 2011, Alpiq a décidé de déplacer son siège principal à Lausanne.

 
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Enquête Fabio Lo Verso Enquête Fabio Lo Verso

L’imprudence des sociétés électriques suisses à l’étranger

11 novembre 2012

Depuis 2007, les groupes énergétiques suisses ont investi dans des centrales à charbon à l’étranger. Cette stratégie se solde aujourd’hui par des déconvenues financières, doublées d’une controverse publique sur l’impact environnemental et les scandales locaux.

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Depuis 2007, les groupes énergétiques suisses ont investi dans des centrales à charbon à l’étranger. Cette stratégie se solde aujourd’hui par des déconvenues financières, doublées d’une controverse publique sur l’impact environnemental et les scandales locaux. La polémique enflamme les Grisons, où l’entreprise publique d’électricité a jeté son dévolu sur un projet en Calabre, suscitant une mobilisation populaire ainsi que l’incompréhension de parlementaires suisses et de scientifiques internationaux.

 

Federico Franchini 12 novembre 2012

Martin Schmid était à l’époque le président libéral-radical du Canton des Grisons. En mars 2007, en compagnie du conseiller d’État Stefan Engler, il arborait de larges sourires au cours d’une visite officielle à Teverola, près de Naples. Les deux ministres représentaient le gouvernement grison lors de l’inauguration d’une centrale à gaz bâtie par le groupe grisons Rhätia Energie, rebaptisé depuis Repower, en collaboration avec la société italienne Hera. Luzi Bärtsch, président du conseil d’administration de Rhätia, et Karl Heiz, directeur général, savouraient eux aussi ce «succès» industriel pour le canton de la Suisse occidentale.
C’était une période où, entre 2005 et 2008, ces deux hauts dirigeants engageaient leur société dans une campagne d’implantation de centrales à gaz et au charbon à l’étranger. D’autres groupes électriques ont entrepris ce chemin. Mais ces investissements, notamment dans le domaine du charbon, se sont révélés une péripétie semée d’embûches: oppositions locales intransigeantes, autorisations refusées, chantiers laissés en friche, dépassements budgétaires, pertes financières, le pari du charbon s’est la plupart du temps avéré perdant.

La centrale à charbon de Saline Joniche, en Calabre, est emblématique de cette stratégie imprudente. C’est en 2005 que l’ex-Rhäthia Energie lance ce très coûteux projet — devisé à plus d’un milliard d’euros — provoquant une levée de boucliers tant aux Grisons que dans la région du sud de l’Italie. Aux Grisons, des associations de défense de l’environnement ont réussi, l’an dernier, à récolter les signatures pour la tenue d’un scrutin visant à interdire les investissements étatiques dans les centrales à charbon à l’étranger. La politique énergétique du Canton des Grisons, détenteur de 46% du capital de Repower, sera ainsi soumise au vote populaire en septembre 2013.

À l’image de Repower, les écarts que les entreprises cantonales, totalement ou partiellement en mains publiques1, s’autorisent avec la politique climatique et énergétique de la Confédération, seront eux aussi débattus sur la place publique. Car le cas grison n’est de loin pas isolé.De son côté, le 1er novembre dernier, l’exécutif grison a proposé au Grand Conseil un contre-projet visant à permettre à Repower de réaliser la centrale de Saline Joniche mais la société sera contrainte, par la suite, à renoncer à des investissements dans le charbon. Dans les rue de Coire, ce sont les notes de la Tarentelle, forme musicale traditionnelle provenant du Sud de l’Italie, qui retentissent le 27 août 2011. Une importante délégation calabraise défile, main dans la main avec les écologistes suisses, devant le palais du gouvernement. Les manifestants veulent convaincre Repower et son actionnaire principal, le Canton, à abandonner le projet de Saline Joniche.

Coup de théâtre, les opposants calabrais ne sont pas les seules à avoir fait le voyage. D’autres citoyens calabrais se rendent à Coire, le même jour, pour soutenir le projet de centrale. Plus tard, Kurt Bobst, directeur général de Repower, admettra devant les caméras de l’émission alémanique Rundschau que la société a pris en charge les frais du voyage des partisans. Un geste qui suscite une vague d’indignation, déploré même par l’ancien conseiller d’État Martin Schmid, aujourd’hui membre du conseil d’administration de Repower.
Les opposants à la centrale ne veulent pas chasser Repower de Calabre, région qui a un urgent besoin d’emplois et d’investissements. Au contraire, ils demandent à la société de développer un projet d’énergies renouvelables, éco-compatibles et conciliables avec la vocation touristique de la région. Ce qu’ils ne veulent pas, c’est le charbon. Même avec les récents progrès techniques qui améliorent son rendement, ce minéral demeure l’agent énergétique qui émet le plus de dioxyde de carbone ou CO2. Les émissions annuelles qu’engendrait la centrale de Saline Joniche représenteraient, avec ses 7,6 millions des tonnes de CO2, près de 17,5% des rejets enregistrés en Suisse en 2009.

Pour Repower, les émissions de CO2 ne sont pourtant pas un motif d’inquiétude. Au contraire. Une vidéo postée sur le site de la SEI², la société chargée du projet, une co-propriété de Repower et Hera, fait l’éloge de ses «vertus»: «Lorsqu’on parle de charbon on pense toujours aux émissions de CO2 et au dit effet de serre. Il est important de rappeler toutefois que le CO2 est le gaz produit quotidiennement par les plantes et par notre organisme quand nous respirons. De ce fait il n’est pas toxique. C’est justement l’effet de serre qui permet la vie sur notre planète.» La SEI n’en reste pas là. Elle placarde la région de Saline Joniche avec des affiches illustrant la non dangerosité du CO2. Une stratégie offensive qui indigne Nuccio Barillà, dirigeant national de Legambiente, la plus importante organisation italienne de défense de l’environnement: «Repower se présente devant les citoyens non pas avec les raisons de la science mais avec des slogans, des accords secrets, des promesses éphémères et surtout avec l’attitude de la poule aux œufs d’or. Tout ça dans la pire logique coloniale
L’entreprise publique grisonne n’est pas la seule à s’être lancée dans l’aventure du charbon. Dans la dernière décennie, la branche de l’énergie suisse a enregistré de très juteux résultats. Les bénéfices du secteur ont presque décuplé, en passant de 670 millions en 1999 à 5,62 milliards en 2009. Alors qu’en Suisse la production d’électricité à partir du charbon n’est pas envisagée ni envisageable, entre 2005 et 2008, les grandes sociétés électriques suisses ont investi une partie de ces profits dans des projets de centrales à l’étranger.

Les Forces motrices bernoises (FMB) ont projeté la construction de deux centrales, l’une à Wilhelmshaven, l’autre à Dörpen, les sociétés romandes Groupe E, Romande Energie et Gruyère Energie se sont lancées, avec la même Repower, la baloise EBM ainsi que la saint-galloise SN Energie, dans un projet à Brunsbüttel. L’Azienda elettrica ticinese et la Regio Energie de Soleure ont en revanche misé sur Lünen. Quant à Alpiq, elle possédait déjà deux centrales en République Tchèque, rachetées par l’ancienne Atel, ainsi qu’une participation dans la centrale italienne de Brindisi.

 
© Charlotte Julie / 2010

© Charlotte Julie / 2010

 

Quelques années plus tard, la majorité de ces sociétés reviendra sur ces choix. La plupart de ces chantiers ont été arrêtés, contrariant les investisseurs. Le projet de la centrale de Brunsbüttel s’est par exemple soldé en 2012 par une perte de 7 millions de francs pour Repower. Abandonné par les autres partenaires suisses de la société grisonne, le projet a été enterré. Actuellement, parmi les centrales avec une participation helvétique, seulement celles de Wilhelmshaven et de Lünen sont en phase de construction. Mais les travaux sont retardés à cause d’entraves techniques ou d’autorisations, entraînant une hausse des coûts.
Qui plus est, le marché a pénalisé les investissements à l’étranger des sociétés suisses. L’an dernier, les grands groups helvétiques ont annoncé des résultats en forte baisse. En janvier dernier, les FMB annonçaient un déficit de 150 millions de francs en 2011. La participation dans la centrale à charbon de Wilhelmshaven est en cause. Antonio Sommavilla, porte-parole de la société, concède que la ruée vers le charbon a pris fin: «La centrale de Wilhelmshaven restera la seule centrale à charbon dans notre portefeuille. De tels projets ne correspondent plus à notre stratégie

Même discours chez Alpiq qui, en 2011, a bouclé son exercice annuel avec une perte nette de 1,3 milliard de francs: «Nous n’envisageons pas d’investir dans de nouvelles centrales dans notre portfolio», explique son porte-parole Martin Stutz. Alpiq a par ailleurs entrepris une restructuration drastique, procédant à des licenciements ainsi qu’à la vente de sa participation dans la centrale à charbon de Brindisi. En décembre 2008, la conseillère nationale écologiste bernoise Franziska Teuscher rendait attentif le Conseil fédéral sur le danger d’un retournement économique: «Il est prévisible que les centrales à charbon deviendront à moyen terme des gouffres financiers avec toutes leurs conséquences indésirables pour les Cantons, les Communes et, en fin de compte, les consommateurs en Suisse.» Cette prédiction se fondait sur le projet de l’Union européenne de mettre aux enchères les certificats d’émission du CO2. Ce qui entraînerait d’importants coûts supplémentaires pour la production d’électricité à partir du charbon.

Mais les écologistes ne sont pas les seuls à avoir semé le doute. Dans une étude parue en 2010, le think thank néolibéral Avenir Suisse présentait ces investissements à l’étranger comme «une importante prise de risque avec l’argent des contribuables». Au mois d’août 2011, de nombreux scientifiques et économistes suisses s’adressaient à la direction de Repower pour la prévenir, à leur tour, des risques économiques des investissements dans le charbon3. Récemment, même le président du plus grand opérateur électrique italien, ENEL, a concédé que les centrales exploitant le fameux minéral ne sont plus rentables. Notamment en Italie, pays qui dispose d’un parc de production énergétique qui équivaut déjà au double de la consommation maximale, alors que la Calabre exporte également son énergie.
Pour justifier des investissements massifs, la branche électrique suisse a longtemps agité l’épouvantail de la pénurie, affirmant que des coupures de courant auraient pu intervenir si les capacités de production n’étaient pas rapidement renforcées. Il fallait à cet effet diversifier la production pour pouvoir à la fois faire face à l’augmentation de la demande et «garantir des prix favorables à l’économie suisse». Mais la motivation était surtout financière. Ces investissements étaient considérés potentiellement très lucratifs, le prix de l’électricité étant en hausse. De plus, cerise sur le gâteau, les sociétés helvétiques feraient leur entrée dans le juteux marché européen.

Reste que la réalité n’est pas aussi brillante. «Nous sommes actuellement dans une situation de surproduction d’électricité», affirme Thomas Zwald, membre de la direction de l’Association des entreprises électriques suisses, le lobby de la branche, dans Le Temps du 12 octobre 2012. La marge confortable que pouvaient s’assurer les producteurs helvétiques grâce à l’électricité de pointe fournie par le charbon a fondu avec le développement des sources alternatives. «Il faut considérer le fait que les prix de l’électricité ont diminué de manière significative et que la croissance actuelle des énergies renouvelables entraînera une situation de surcapacité dans les années à venir», explique Rolf Wüstenhagen, directeur de l’Institut d’économie et d’écologie de l’Université de Saint-Gall. «Les énergies renouvelables étant une priorité politique et ayant des coûts marginaux très faibles, la production d’électricité au charbon devient moins rentable.» Le risque est alors que, lorsque les centrales de Wilhelmshaven et Lünen seront complétées, il y aura un excédent du courant disponible à partir du charbon. Les groupes électriques seraient ainsi contraints à vendre leur énergie en-dessous du prix du marché et les énormes investissements dégagés risqueraient de ne pas être préservés.

Lorsqu’ils se sont lancés dans l’aventure du charbon, les dirigeants des sociétés électriques ont opéré ce choix dans le cadre de «leur propre» vision stratégique de l’entreprise. Ces sociétés étant majoritairement publiques, la nature de leurs investissements à l’étranger doit pourtant être soumise au contrôle démocratique. La réputation et la cohérence de la politique climatique et énergétique de la Suisse sont en jeu. Peut-on concilier les efforts en faveur de la protection du climat, visant à contenir le réchauffement planétaire, avec des investissements publics dans des centrales à charbon? Alors que la Confédération entend jouer un rôle de premier plan dans la lutte contre le changement climatique au niveau mondial, peut-on ignorer l’impact de tels investissements à l’étranger?

 
 

En novembre 2008, le célèbre climatologue étasunien James Hansen s’adressait directement au Conseil fédéral: «La Suisse n’a jamais exploité de centrale à charbon et vous avez réussi à produire l’intégralité de votre courant sans combustibles fossiles. Malheureusement, j’ai appris qu’au moins neuf entreprises publiques suisses prévoient de produire de l’électricité à partir du charbon en Allemagne et en Italie. Ceci constituerait un virage désastreux de la part d’un pays dont la réputation en matière d’écologie est exemplaire.⁴» C’est alors que la question, jusque-là largement ignorée, prend finalement une dimension nationale. En décembre 2008, une interpellation de Franziska Teuscher demande au Conseil fédéral de réglementer ou interdire les participations d’entreprises électriques suisses dans des centrales à charbon à l’étranger.
Cette interpellation sera suivie, quelques mois plus tard, par une motion déposée par le conseiller national socialiste Eric Nussbaumer, réclamant une modification de la loi afin que «les participation prises dans des centrales électriques étrangères par des sociétés helvétiques fassent l’objet d’une obligation de notification et soient soumises à un contrôle des participations». La Confédération ne détenant pas de capital dans les sociétés électriques, l’exécutif fédéral recommande de rejeter cette motion, et passe la balle aux Cantons: «Le Conseil fédéral ne peut ni réglementer ni empêcher les investissements à l’étranger des entreprises d’électricité. Ces investissements sont fondés sur les décisions stratégiques de ces entreprises, détenues pour la plupart par des cantons, des villes ou des communes. Contrairement à la Confédération, ces instances sont aujourd’hui déjà habilitées à empêcher, si nécessaire, de tels investissements.»

Cette recommandation, prononcée en 2009, doit résonner fortement dans les oreilles de Martin Schmid, conseiller d’état grison entre 2003 et 2011. C’est au milieu de son mandat, en 2007, qu’il se rend en Italie pour inaugurer la centrale à gaz de Repower à Tevarola. Aujourd’hui, Martin Schmidt représente le Canton à Berne et est membre du conseil d’administration de la société électrique. Deux autres anciens conseillers d’état grisons siègent actuellement au Conseil d’administration de la société qui a établi son siège dans la vallée italophone de Poschiavo. Tournant le dos aux liens d’intérêts entre ces ex-magistrats et la régie électrique grisonne, le gouvernement du canton affirme qu’il ne peut se mêler de la stratégie de la société: «Il est de la responsabilité du conseil d’administration d’évaluer les projets et de s’assurer que les intérêts de la société et donc aussi des ces actionnaires soient garantis.» L’exécutif grison répondait en ces termes à une interpellation du Grand Conseil sur l’investissement controversé de Repower en Calabre.
En septembre dernier, sur le plateau de l’émission Falò de la RSI, le chef du Département grison de l’énergie, Marco Cavigelli persiste et signe: «Ce n’est pas à l’État de diriger Repower, celle-ci étant une société privée.» Dans un article de la Süddeutsche Zeitung paru en 2010, Martin Schmid soulignait pourtant que, pour le Canton des Grisons, il est très avantageux de disposer d’un droit d’intervention auprès de Repower: «Si ce groupe était uniquement composé d’investisseurs privés, il aurait déjà délocalisé dans un autre canton ou même à l’étranger.» En réalité, le gouvernement grison pourrait bel et bien exiger une position plus cohérente de son groupe énergétique avec le plan énergétique cantonal 2009-2012. Selon ce document, les Grisons, région alpine particulièrement concernée par le changement climatique, doivent prendre des mesures et faire des investissements pour limiter l’impact du réchauffement.

Malgré cela et les exemples de ces sociétés suisses enlisées dans le marché du charbon, sans se soucier du fait que le projet de Saline est fortement critiqué, tant au Grison qu’en Calabre, l’exécutif cantonal refuse de remettre en question la stratégie de Repower: «Si l’Italie prévoit l’exploitation du charbon et du gaz et si l’on veut participer à ce marché on doit respecter les normes en vigueur dans ce pays. On ne peut pas prendre les standards suisses et les transférer en Italie. L’Italie est un pays autonome qui peut décider lui-même le standard des sources énergétiques qu’il souhaite. Si moi je veux une entreprise active à niveau international, les lois du pays d’implantation sont les seules à être déterminantes», déclare Mario Cavigelli à la RSI. Se sentant injustement mise sous un mauvais jours par la presse qui, selon Repower, aurait diffusé des opinions négatives et des informations erronées, la société a récemment souligné, via un communiqué, son engagement à respecter les lois italiennes et à adopter une attitude orientée vers le dialogue. Politiquement, le projet continue dès lors de bénéficier de soutiens dans les plus hautes sphères de l’État grison.

Mais des divergences pourraient en revanche surgir au sein même du conseil d’aministration de Repower, par les trois représentants de l’entreprise Axpo, dont la politique est de ne pas favoriser la construction de centrales au charbon. Que fera Alpiq, l’autre grand partenaire de Repower? Bien qu’il affirme ne plus vouloir investir dans le charbon, l’une de ses deux centrales en République tchèque est en train d’être agrandie. à ce stade, la responsabilité d’Alpiq, détenue par des communes romandes, reste engagée.

 
 

Pour Repower, les problèmes se cumulent, qui ne sont pas seulement liés à l’opposition populaires et aux polémiques relatives aux financements de groupes pro charbon. à Milan, un collaborateur aurait détourné plusieurs millions de francs de la caisse de l’entreprise. Il est actuellement mis en examen pour fraude. En Italie toujours, Repower a récemment été condamné par l’autorité antitrust à payer une amende de plus de cent mille euros pour avoir participé à un cartel électrique avec EGL Italie, société détenue au 100% par Axpo. Le groupe grison a aussitôt déposé un recours.
À cela s’ajoute la chute du résultat du premier semestre 2012 qui a fondu de 37% par rapport à la même période de 2011. Ces déconvenues en cascade interviennent alors que la société est en train de bâtir une grande usine de pompage-turbinage d’une puissance de 1000 mégawatt entre le lac de Poschiavo et le lac blanc dans le col de la Bernina. Il s’agit de pomper l’eau des deux lacs pour la stocker dans des bassins d’accumulation lorsque la demande d’énergie est faible (la nuit), afin de la libérer plus tard et produire ainsi de l’électricité lorsque la demande est forte (le jour). L’objectif est de gagner beaucoup d’argent grâce au négoce d’électricité⁵.

En Suisse, d’autres projets de ce genre sont en cours à Glaris et dans le Bas-Valais. Il s’agit d’investissements financièrement énormes, à dix chiffres, considérés à haut risque au moment où les groupes suisses voient fondre leurs marges sur l’énergie de pointe, produite à la demande à partir des barrages. Or le développement des nouvelles sources d’énergie éolienne et solaire dans les autres pays est en train de faire reculer la demande de cette énergie. Encore un exemple de la stratégie à courte vue de la branche électrique? La désolante aventure du charbon n’aura, à l’évidence, pas servi de leçon. Bien que des études montrent que les entreprises suisses sont à la traîne dans le domaine des énergies vertes par rapport aux pays voisins6, les récents investissements consentis par celles-ci n’ont de loin pas vocation à combler cet écart. Bien au contraire, 96% de l’électricité produite à l’étranger par des entreprises suisses provient de sources non renouvelables, alors que 88% des projets en cours sont des centrales à combustible fossile, selon les données qui nous ont été fournies par la Fondation suisse pour l’énergie, actualisées à fin juin 2012.
De la part d’entreprises totalement ou partiellement en mains publiques, on pourrait s’attendre à ce qu’elles soutiennent la politique énergétique que la Confédération doit mener pour sortir du nucléaire, basée sur les économies d’énergie et développement des sources renouvelables. C’est donc à l’appui des ces objectifs que devraient être consacrées les réserves financières des acteurs publics actifs dans le marché de l’énergie. Non à compliquer l’ambitieuse mission que Berne s’est donnée: abandonner l’atome.


1. Le capital de Repower se répartit entre le Canton de Grison 46% (majoritaire), Alpiq 24,6%, Axpo 21,4%. Celui d’Axpo est détenu à 100% par des cantons de la Suisse nord orientale; les actionnaires d’Alpiq sont les municipalités et les cantons de Suisse romande; les Forces motrices bernoises (FMB) sont contrôlées à 52,5% par le Canton de Berne, et à 10% par le Groupe E, détenu à son tour à 78% par le Caton de Fribourg.

2. Le capital de la société Saline Energie Ioniche (SEI) se partage entre Repower (57,5%), le Group Hera (20%), Foster Weheler Italia (15%), et le groupe d’investissement Apri Sviluppo (7,5% ).

4. http://www.foes.de/pdf/2011-08-Offener-Brief-Kohlekraft.pdf

5. L’activiste zurichois Peter Vogelsanger dénonce des liens entre les projets de centrales au charbon et les projets de pompage-turbinage développés par Repower: «Entreprise trop petite par rapport à l’étendue de ses projets, elle risque la faillite si ses investissements ne s’avèrent pas rentables. Or si l’électricité sur le marché du pompage-turbinage est trop chère, Repower compte sur le fait que les centrales à charbon produisent à bas coût et compenseraient ainsi les éventeuels pertes dans les projets de pompage-turbinage.» C’est pourquoi, selon Peter Vogelsanger, Repower planifie une centrale en Calabre, afin d’assurer ses arrières dans la construction d’une usine de pompage-turbinage à Campolattaro, dans la région de Naples. Pour sa part, Repower a toujours nié toute relation entre ces deux types d’investissements

6. Les nouvelles énergies renouvelables représentent 0,26% de la production suisse. Cette part est proportionnellement 34 fois plus importante en Allemagne, 12 fois en Autriche et 7 fois en France, selon les statistiques de l’Office fédéral de l’énergie.

 
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